L'avenir chrétien et politique de générations désenchantées

L'avenir chrétien et politique de générations désenchantées

Dans un ouvrage collectif indispensable, le politologue français Dominique Reynié et un collège de spécialistes posent les enjeux d’un christianisme en constante évolution, dont les bases ont cimenté une démocratie désormais en péril.

Vous avez dit sécularisation? Dans «Le XXIe siècle du christianisme», gros petit livre indispensable, le politologue français Dominique Reynié, directeur de la Fondation pour l’innovation politique, a réuni une armada de spécialistes afin de faire un constat clair: le monde de demain sera bel et bien chrétien. Malgré un actuel désenchantement occidental «dans un monde pourtant peuplé de croyants», le christianisme, serait en plein essor. Les études démographiques le montrent, et confirment qu’en plus des chrétiens, les musulmans aussi, seront toujours plus nombreux. Un avenir où religieux et politique pourraient à nouveau se fondre, au détriment de la démocratie dont Dominique Reynié explique qu’elle découle directement d’une idée bien chrétienne: celle d’égalité entre les hommes. Visitant doctement tous les enjeux actuels et futurs du christianisme (laïcité, protestantisme évangélique, économie, etc.) l’ouvrage est un recueil d’enquêtes édifiantes qui balaient toute idée de sortie du religieux. Interview.

Votre livre fait le constat d’un christianisme en plein essor au niveau mondial. Aurait-on, en Occident, enterré le religieux trop vite?

Oui, c’est ce qui me frappe et ce qui a motivé la publication de ce livre. On a le sentiment, quand on en regarde le débat public occidental, européen et surtout français, qu’il y a une sorte d’affirmation non vérifiée qui en gros est le désenchantement du monde et le déclin du religieux. Mais quand on observe les données qui existent, c’est le contraire que l’on constate. Non seulement, il n’y a pas de disparition du religieux, mais il faudrait même plutôt parler de son affirmation. Celle-ci est une réalité dans le monde et aussi en Europe, même si le fait religieux s’y diversifie notamment sous l’expression du religieux musulman.

En quoi ce regain du religieux est-il lié à l’affaissement des institutions politiques?

Il me semble que nous sommes dans une phase historique qui se caractérise par le déclin des grandes idéologies politiques qui servaient de cadre de pensée, de système de représentation du présent et de projection dans le futur. Ces grandes idéologies sont en quelque sorte arrivées au terme de leur cycle historique, les individus et les sociétés ne trouvant pas de point d’ancrage en dehors de la politique sinon dans le discours religieux et l’offre que représentent les religions, qu’on avait fini par qualifier de séculières.

Est-ce à dire que la croissance du fondamentalisme trouverait ses racines dans le désintérêt actuel pour la politique ?

Il y a sans doute une relation entre le désintérêt pour la politique et la croissance du fondamentalisme musulman, mais également chrétien évangélique, et l’effondrement de ces religions séculières. Mais je crois qu’il faut également considérer l’influence de la globalisation, ainsi que des sujets qui viennent s’y mêler comme celui du réchauffement climatique, qui amènent les individus, partout sur la planète, à s’interroger à nouveau sur leur condition et sur les manières de comprendre ce qui se passe et de se repérer dans ce qu’il est en train d’advenir. Comme les discours politiques ont beaucoup faibli en puissance, certains individus particulièrement perturbés par les transformations aujourd’hui à l’œuvre vont chercher dans une approche fondamentaliste du religieux une sécurité existentielle introuvable ailleurs.

 

Si le christianisme se voulait un projet politique, ce serait une trahison du discours initial.

Pour vous, le christianisme est pourtant le meilleur rempart contre le tout théocratique. En quoi le christianisme est-il profondément démocratique ?

Je crois qu’il l’est de trois manières. D’abord dans son discours fondamental, où ne figure pas, comme but, celui de réaliser un royaume terrestre. Ça n’est donc pas ici-bas que cela se passera pour l’essentiel. Cela fait donc du christianisme une religion qui n’a pas à se mêler de politique et de l’exercice du pouvoir, ce qui est un fondement de la séparation, au cœur du christianisme, entre le politique et du religieux. En cela, les citations bibliques «Rendons à César ce qui est à César» et «Mon Royaume n’est pas de ce monde» sont parlantes. Si le christianisme se voulait un projet politique, ce serait une trahison du discours initial. La deuxième source, qu’on trouve également dans le discours initial du christianisme, c’est l’affirmation de la dignité des personnes, qui méritent le respect et la vie. Elle contient l’affirmation de l’égalité ontologique entre tous les êtres, et en particulier entre les hommes et les femmes. La troisième chose à relever est la sacralisation du vivant et de la vie, qu’il convient de protéger. Cela provient de la critique de l’organisation humaine qui doit préserver ce vivant et tenir compte de sa fragilité, selon le code de la culture démocratique.

Contre quels dangers le christianisme représente-t-il un contre-pouvoir particulièrement efficace?

Aujourd’hui, j’identifie trois dangers. Le premier est celui d’une fusion du politique et du religieux, qui donne à coup sûr un régime de type tyrannique, despotique, totalitaire. Le modèle chinois en est un bon exemple, où le politique a totalement pris le contrôle du religieux en lui confisquant toute indépendance. Expurgation des textes pour en retirer ce qui dérange, contrôle de la pratique religieuse des individus, etc. Le deuxième modèle relevant d’un très grand danger est la religion qui prendrait le pouvoir pour gouverner, l’islamisme en est le meilleur exemple, ce qui donnerait donc un système également totalitaire, où tout serait réglé selon la norme religieuse en soumettant le pouvoir. Dans les deux cas, il n’existe donc plus de séparation entre le politique et le religieux et donc aucune limitation du pouvoir. Le troisième risque, sur lequel il va falloir que nous nous penchions collectivement, c’est la manière dont les plateformes numériques créent un espace qui donne le jour à une espèce de système théologico-politico-numérique.

Les réseaux sociaux ont le pouvoir d’êtres souverains dans nos sociétés.

C’est-à-dire ?

Je veux dire par-là que la parole sur les réseaux sociaux est de moins en moins régulée par le droit national, mais de plus en plus par le code transnational de ces entreprises privées. Sur ces espaces, les comptes appartiennent à des centaines de milliers d’individus qui peuvent faire peser, par leur demande et leurs pressions, sur la façon d’appréhender la censure, l’interdiction ou les obligations, donnant in fine à ces espaces numériques l’apparence, voire la consistance, d’un système théologico-politique. Il ne s’agit pas d’un État ni d’une puissance publique, mais ces puissances privées ont le pouvoir d’êtres souveraines dans nos sociétés et auraient la possibilité d’imposer un ordre politico-religieux en termes communicationnels. Je crois que nous nous dirigeons à grands pas vers cette situation.

En dehors de la religion, sur quels autres contre-pouvoirs la société peut-elle compter?

La société peut compter sur le pluralisme des groupes qui la composent. Sur l’attachement des individus qui forment la société à la liberté d’opinion. Sur le débat public et la manière dont il se déroule, en permettant aux avis divergents de pouvoir s’exprimer. La société peut compter sur l’organisation sociale des groupes, même si on sait que les partis et les syndicats sont en difficulté, ils sont encore des sources de résistance et de mise en jugement des pouvoirs. Bien sûr, les médias, avec la liberté de la presse qui est absolument essentielle, constituent aussi une instance fondamentale, critiquant notamment le pouvoir religieux qui pourrait devenir trop puissant ici ou là.

 

Les pouvoirs publics doivent changer de regard sur le fait religieux en considérant qu’il les concerne.

Les pouvoirs publics ont pourtant tendance à se méfier du religieux, et ont le devoir – laïcité oblige – de mettre toutes les religions sur le même pied d’égalité. Y a-t-il moyen de changer de regard sur le religieux?

Les pouvoirs publics sont représentés par des personnes. Ces dernières doivent à nouveau témoigner d’une connaissance certaine du religieux. Une certaine acculturation est à l’œuvre aujourd’hui. On n’a plus l’habitude de parler des sujets religieux, et certains responsables peuvent être complètement déstabilisés dès que la question se présente. Les pouvoirs publics doivent donc changer de regard sur le fait religieux en considérant qu’il les concerne.

Avec la déchristianisation de nos sociétés, est-ce à dire que l’on doit s’attendre à toujours moins de démocratie en Occident?

C’est une hypothèse qui se pose. Un processus que je crains. Depuis un quart de siècle, on observe une déconsolidation démocratique, à travers l’abstention, le vote populiste ou le retour de la violence, mais un des facteurs de ce déclin pourrait bien être relié au retrait du religieux chrétien spécifiquement. La plupart des sociétés démocratiques pluralistes sont des sociétés chrétiennes. Il y a donc une relation très forte entre christianisme et démocratie, et l’affaiblissement du christianisme concourt inévitablement à l’affaiblissement de la démocratie, par l’affaiblissement de la société civile.