Des mécanismes puissants

Des mécanismes puissants

Si, en 2019, les inégalités de sexe existent toujours, au point que certains ne réalisent même pas le problème, c’est qu’elles reposent sur des réflexes et croyances profondément ancrés dans nos sociétés et nos inconscients. Zoom sur sept d’entre eux avec Eglantine Jamet, spécialiste des questions de genre.
La hiérarchie entre les sexes

C’est quoi?

Une construction sociale, basée sur une distinction culturelle entre hommes et femmes, qui veut que «partout, de tout temps et en tout lieu, le masculin est considéré comme supérieur au féminin», selon l’anthropologue Françoise Héritier (1933-2017) qui a mis en lumière cette notion.

Quel impact?

L’organisation de la société repose sur une division sexuée des rôles et des tâches, une différence de valeur étant attribuée à ces rôles et ces tâches.

Un exemple?

Les femmes sont confinées aux métiers ou activités du care (NDLR : activité de soin, d’attention à autrui, de sollicitude...), puisqu’on estime que «le don de soi» est dans leur nature. Ces métiers étant considérés comme féminins, ils sont aussi les moins rémunérés, en raison de cette hiérarchie de valeur.

Où est le problème?

Biologiquement, les différences entre hommes et femmes sont ténues et questionnées par la recherche. Elles ne peuvent en aucun cas être à l’origine de qualités ou de compétences différentes. L’essentiel de la distinction entre hommes et femmes est donc une construction sociale. Il n’existe pas de gène de la lessive, de la physique, de la mécanique, ni de la danse ou du ménage. Le problème, c’est que ces valeurs sont enracinées inconsciemment et qu’elles guident nos perceptions.

Le sexisme

C’est quoi?

Le système produit par cette hiérarchie des sexes. Cette organisation sociale se fait toujours au détriment du sexe féminin, entraînant discriminations, oppressions, violences. S’il peut exister des situations de discrimination à l’égard des hommes, il n’existe pas dans l’histoire de système qui se soit construit au détriment du sexe masculin. Les sociétés matrilinéaires n’ont pas entraîné de domination d’un sexe sur l’autre.

Quel impact?

Cantonnées à des tâches moins valorisées, les femmes subissent des discriminations: inégalités salariales, difficultés d’accès aux postes à responsabilité, harcèlement, violences. Le sexisme favorise les violences faites aux femmes, comme le souligne le Conseil de l’Europe «puisque le sexisme ‹ordinaire› fait partie d’un continuum de violences», et installe un «climat d’intimidation, de peur, de discrimination, d’exclusion et d’insécurité».

Un exemple?

Les femmes doivent toujours prouver leurs qualités deux fois plus que les hommes, elles sont toujours suspectées d’incompétence. Parce qu’elles privilégient leur vie de famille, il est considéré comme justifié de les rémunérer moins ou ne pas leur accorder de promotion.

Où est le problème?

L’écart de rémunération entre les hommes et les femmes est de 17% en Suisse tous secteurs confondus en 2018. Des revenus moins élevés entraînent une précarité accrue pour les femmes ou des situations de dépendance accrues.

Les stéréotypes

C’est quoi?

Attribuer à tous les membres d’un groupe social (les femmes, par exemple) des compétences, caractères, rôles similaires.

Un impact?

Une éducation différente entre filles et garçons qui stimule des qualités et des compétences différentes et encourage les enfants à se projeter dans des modèles correspondant aux normes de genre.

Un exemple?

Une étude scientifique (Condry, 1976) montre que les larmes d’un bébé sont interprétées majoritairement comme de la colère lorsqu’on croit avoir affaire à un garçon, et de la peur s’il est décrit comme une fille.

Où est le problème?

Les stéréotypes sont présents partout, tout le temps. Ils participent à la reproduction du système sexiste en ne permettant pas aux individus, ni les hommes ni les femmes, de se construire selon leurs aspirations propres. A noter: les hommes aussi sont victimes de stéréotypes.

Les croyances

C’est quoi?

L’expression, dans la sphère symbolique, de la hiérarchie des sexes, utilisée pour renforcer et légitimer les inégalités.

Quel impact?

Les mythes justifient, renforcent et légitiment l’ordre social existant, comme l’explique Mircea Eliade (1907-1986), et donc les inégalités de genre.

Un exemple?

La gestation est une caractéristique biologique des femmes. Mais nombre de mythes et textes fondateurs l’attribuent aux hommes: Athéna naît du crâne de Zeus, Eve de la côte d’Adam, le dieu Odin chez les Vikings insuffle la vie, tout comme Quetzalcóatl chez les Mayas. L’homme au début apparaît donc comme la seule source de fécondité, le seul doté du pouvoir de donner la vie, donc supérieur. (Voir nos interviews en ligne d’Elisabeth Parmentier ou Lauriane Savoy au sujet de la primauté de l’homme dans les récits de création de la Genèse.)

Où est le problème?

Lorsque ces croyances deviennent des dogmes, donc ne peuvent être contestées, elles contribuent à faire accepter de profondes inégalités. A noter que le monothéisme n’a pas créé la domination masculine, mais il l’a légitimée comme venant de Dieu: c’est «l’ordre divin».

L'androcentrisme

C’est quoi?

Le fait que l’homme et les valeurs masculines servent de référence et de norme autour desquels toute la société se construit. Le masculin est le modèle de référence inconscient et invisible.

Quel impact?

Le féminin devient l’exception, le problème, l’anormal.

Un exemple?

Dans la langue française: le masculin l’emporte sur le féminin! Une règle qui, comme l’ont montré plusieurs historiens, date du XVIIe siècle. Les «suppléments» féminins des magazines, qui renforcent l’idée que la femme aurait besoin de contenus spécifiques. Des études récentes montrent que la conception des crash-tests, smartphones, équipements sportifs, militaires, scientifiques ou spatiaux, ou même des bureaux (!), ne sont pas conçus pour les femmes. A Genève, et ailleurs en Europe, la prise de conscience que les aménagements/équipements urbains excluent les femmes de la pratique du sport en ville conduit à de profondes remises en question.

Où est le problème ?

Etre un homme est un «privilège invisible», car structurel, comme l’explique Michael Kimmel, sociologue américain spécialisé dans le genre, dans un TED Talk devenu célèbre. Prendre conscience des inégalités demande donc de se rendre compte de ce privilège.

La masculinité toxique

C’est quoi?

Une culture (basée sur des stéréotypes de genre) selon laquelle être un homme implique ou permet d’être viril et dominant à plusieurs niveaux (économiquement, sexuellement, etc.)

Quel impact?

Cette culture contribue à dévaloriser le féminin et confine chaque genre dans des rôles fermés, avec lesquels ils ne sont souvent pas à l’aise.

Un exemple?

Devoir être «celui qui rapporte l’argent au foyer» entraîne une pression énorme sur les hommes, notamment lorsqu’ils se retrouvent au chômage puisque leur identité de genre, selon cette culture, ne leur permet pas d’être improductifs.

Où est le problème?

Dans cette culture, l’identité d’un individu fonde sa valeur sur sa supériorité par rapport aux femmes. Cette culture repose sur les inégalités. Et donc, les renforce. Les conséquences pour les femmes sont très graves: harcèlement, violences, culture du viol découlent de cette hiérarchie de valeur.

L'autolimitation

C’est quoi?

L’intériorisation pour les femmes du stéréotype que le féminin est inférieur et du fait qu’elles ne réussiront pas aussi bien que les hommes.

Quel impact?

C’est le principe de la prophétie autoréalisatrice: lorsqu’on se dit et qu’on se convainc qu’on est moins bien, on réussit effectivement moins bien.

Un exemple?

Des études scientifiques montrent que cette conviction, lorsqu’elle est assénée, entraîne des mathématiciennes à produire des erreurs ou des fillettes à échouer à des exercices.

Où est le problème?

Cette croyance basée sur de nombreux mécanismes conduit effectivement les femmes à se comporter différemment, à échouer, ou à produire plus d’erreurs, renforçant ainsi des stéréotypes dans les faits.

L’experte

Églantine Jamet est docteure en sciences sociales, spécialisée dans les questions de genre et de diversité. À Neuchâtel, elle a cofondé Artémia, cabinet de recrutement et de conseil dans les talents féminins et la mixité, actif dans toute la Suisse. Et SEM, succès, égalité, mixité, association qui intervient dans les écoles romandes pour sensibiliser aux inégalités de genre.