«Tout affaiblissement de l’Europe est un gain pour la Russie»
Lundi, la Serbie a annoncé l’arrestation de onze suspects dans le cadre d’une enquête sur plusieurs actions criminelles à caractère religieux menées en France, dont la récente affaire des têtes de cochons placées devant des mosquées parisiennes. Les enquêteurs privilégient désormais officiellement la piste d’une ingérence étrangère à des fins de déstabilisation. Si le Ministère de l’intérieur s’est refusé à préciser le nom de ladite puissance étrangère, tous les regards se tournent sans surprise vers Moscou, habitué à ce genre de pratiques. Explications avec le chercheur Maxime Audinet, spécialiste des stratégies d’influence russes à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM).
L’enquête sur l’affaire des têtes de porc a rapidement privilégié la piste d’une opération menée par la Russie. Quels sont les éléments qui poussent dans cette direction?
Il existe plusieurs raisons. La première, c’est que ce n’est pas la première fois qu’on est face à ce type d’opérations d’influence et d’ingérence étrangère. Depuis octobre 2023, il y a eu les étoiles de David apparues sur plusieurs murs à Paris et sa périphérie, puis l’épisode des «Mains rouges», les cercueils déposés devant la Tour Eiffel, la peinture verte sur le Mémorial de la Shoah… On se retrouve donc face à un mode opératoire récurrent: des actions nocturnes coordonnées, avec des symboles forts et à dimension confessionnelle.
Certains de ces actes ont-ils déjà pu être clairement attribués au Kremlin?
Les services français ont établi que pour les étoiles de David, les commanditaires étaient les services de renseignement russes. Ceux-ci s’appuient sur un procédé qui est toujours le même, soit des «agents jetables», qui ne vont être utilisés qu’une ou deux fois, pour agir à leur place. Ces proxys sont recrutés en Europe de l’Est — Serbie, Moldavie, Bulgarie, Biélorussie — où une partie de la population reste culturellement et idéologiquement proche de la Russie. Une enquête de Médiapart a d’ailleurs révélé l’existence d’un camp d’entraînement en Bosnie pour former ce type d’agents.
Comment comprendre ces pratiques?
En réalité, ces formes d’ingérence n’ont rien de nouveau. Ces modes opératoires rappellent les «mesures actives» du KGB pendant la guerre froide. Par exemple, à la fin des années 1950, sa direction avait envoyé des agents est-allemands taguer des croix gammées sur des synagogues d’Allemagne de l’Ouest pour faire croire à un retour du nazisme. L’idée était alors d’aliéner le soutien des autres pays occidentaux, notamment la France, le Royaume-Uni et les États-Unis, à l'égard de l'Allemagne.
Quel est l’intérêt de s’en prendre spécifiquement à des communautés religieuses?
Les commanditaires de ces opérations savent parfaitement que l'enjeu confessionnel est un foyer de tensions sociales. Cela l’est d’autant plus aujourd’hui avec la guerre à Gaza et la manière dont ce conflit s’exporte au sein de nos sociétés, notamment à travers la montée de l’antisémitisme et de l’islamophobie. Leur objectif n’est autre que de jeter de l’huile sur le feu. La dimension religieuse n’est pas le seul levier: pensez à ce qui s'est passé au moment des gilets jaunes ou lors de campagnes électorales. Mais le recours à cette dimension a cela de particulier, c’est qu’il fonctionne à chaque fois.
Pour quelle raison?
Entre le moment où l'affaire surgit dans l'espace médiatique et le débat politique, et le moment où les enquêtes déterminent les responsables, s’écoule un certain laps de temps. Or, face à des sujets aussi sensibles, les médias et les politiques vont immédiatement s’engouffrer dans la brèche. Aucun camp politique ne veut être accusé de passivité, qu’il s’agisse d’exprimer son indignation ou d’instrumentaliser l’événement pour réaffirmer sa position sur ces sujets hautement polarisants. Ce faisant, ils vont faire «monter la sauce», et c’est précisément ce que recherchent les commanditaires de ces opérations: exacerber les fractures et provoquer des sur-réactions.
Les politiques devraient-ils agir autrement dans ces conditions?
Il me semble qu’à la longue, ces opérations sont quand même assez reconnaissables. Ce mode opératoire récurrent devrait de fait susciter assez rapidement une forme de suspicion et de prudence quand ce genre d'événement surgit. A mes yeux, il serait donc important que les acteurs politiques ou médiatiques soulèvent immédiatement l’hypothèse qu’on est peut-être face à une entreprise d’ingérence étrangère.
Les épisodes se succèdent depuis octobre 2023, pointez-vous. Diriez-vous que la Russie instrumentalise la guerre à Gaza pour mener sa guerre d’influence?
La Russie a une vision stratégique de tout phénomène qui pourrait contribuer à affaiblir l’Europe. Elle fait feu de tout bois, et les conséquences de la guerre à Gaza ne sauraient y échapper. Mais les tensions confessionnelles en Europe existent cependant au-delà de la guerre à Gaza. On l’a vu notamment sur les sujets en lien avec l’immigration, instrumentalisée par une partie des droites européennes.
Comment expliquez-vous alors l’augmentation actuelle de ce type d’opérations?
La Russie a toujours déployé une influence informationnelle et numérique pour promouvoir des récits favorables à Moscou. Cependant, depuis le début de l’invasion de la guerre en Ukraine, la Russie a dû adapter ses moyens de propagande. Avec mon collègue Colin Gérard, nous parlons d’un processus de «clandestination» des opérations d’influence de la Russie. Les médias Spountnik et Russia Today menaient si l’on veut des actions «à ciel ouvert». Or ceux-ci ont été interdits au sein de l’Union européenne après l’invasion de l’Ukraine. Le tarissement de ces flux informationnels expliquerait dès lors l’appétence des acteurs russes pour des opérations plus clandestines.
Quel est au final le but recherché de ces manœuvres de déstabilisation, toutes formes confondues?
S’agissant de l’Europe, l’objectif de l’influence russe est essentiellement négatif et corrosif. Le but est d’affaiblir nos sociétés et de discréditer le modèle démocratique, libéral et occidental. A l’opposé de la pensée selon laquelle la coopération est bénéfique pour tous les acteurs, pour Moscou, c’est un jeu à somme nulle: tout affaiblissement de l’Europe est perçu comme un gain pour la Russie. Dans le contexte actuel, affaiblir l’Europe revient de facto à amenuiser également son soutien à l'Ukraine.
Quel pourrait être le rôle des chefs religieux européens face à ces opérations de déstabilisation?
Les autorités religieuses sont parfaitement légitimes pour aussi rappeler, dès le début des enquêtes, que le fait religieux peut être instrumentalisé à des fins de propagande et d’influence. Je pense qu’il serait également important, lorsqu’il est avéré que l’action était menée par un commanditaire étatique, qu’elles dénoncent ces pratiques pour participer à l’apaisement des tensions.
Quel enjeu intérieur pour le Kremlin?
Ces manœuvres de déstabilisation servent-elle également la Russie sur le plan intérieur? Difficile à dire pour ce chercheur, qui admet «avoir du mal à évaluer à quel point ces affaires ont été médiatisées en Russie». Pour autant, il confirme que de manière générale, «lorsque vous allumez la télévision russe, il est sans arrêt question de discréditer l'Union européenne ainsi que ses valeurs progressistes et libérales.»
Le but de ces critiques et autres moqueries diffusées à outrance dans l’espace public et médiatique russe? «Légitimer les positions qu'adopte la Russie face à l’Occident, à commencer par sa guerre d’agression contre l’Ukraine», répond Maxime Audinet. En effet, alors que le Kremlin continue de présenter son invasion comme une opération spéciale pour défendre les intérêts et la sécurité russes, il est nécessaire de déprécier non seulement l’Ukraine mais également ses alliés. «En Russie, on parle d'une forme de décolonisation idéologique de l'Ukraine, qui aurait été corrompue par l’Occident», formule ce spécialiste. Le patriarche de l’Eglise orthodoxe russe avait d’ailleurs évoqué dans un sermon, dès les premiers mois du conflit, la notion d’«une guerre sainte» à mener.