Poutine, la religion pervertie

Poutine, la religion pervertie

Alors que le président russe se présente comme le grand défenseur de la morale chrétienne face à un Occident décadent, que sait-on véritablement du lien personnel qu’entretient le chef du Kremlin avec la religion? Décryptage d’un parcours pas si orthodoxe qu’il n’y paraît.

Vladimir Poutine croit-il vraiment ce qu’il dit, lorsqu’il déclare mener une guerre sainte contre un Occident perverti? Serait-il mû par un réel sentiment religieux face à ce qu’il décrit comme «un satanisme pur et simple»* des élites occidentales ou ne serait-on que dans une entreprise de justification fallacieuse? Que sait-on de son lien personnel avec la religion?

«D’une manière générale, on sait très peu de choses sur sa vie privée», avertit immédiatement Antoine Nivière, spécialiste de l'histoire culturelle et religieuse russe à l’Université de Lorraine. «Dans un livre d’entretiens publié au début de son premier mandat présidentiel, Vladimir Poutine raconte qu’il a été baptisé secrètement par sa mère dans son enfance, son père étant un fervent communiste», relate l’historien.

«Vladimir Poutine, né en 1952 a grandi dans un milieu soviétique "moyen", où la religion était considérée comme une aliénation et un héritage du passé», éclaire le philosophe et journaliste Michel Eltchaninoff, auteur de Dans la tête de Vladimir Poutine. «Dans les années 1970, la fréquentation des Églises pouvait vous faire perdre votre travail ou même vous envoyer dans les camps», poursuit l’essayiste, pour qui il semble «douteux que Poutine, fasciné par le soviétisme de la Seconde Guerre mondiale et entré au KGB, ait manifesté un quelconque sentiment religieux à cette période».

Changement de paradigme

Comment l’ancien agent en serait-il venu à s’intéresser à la religion? «Dans les années 1980, à la faveur de la levée de censure initiée par le dernier dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev, la société russe s’est intéressée à son passé», expose Michel Eltchaninoff. «La religion a alors eu pignon sur rue et Vladimir Poutine a sans doute tout simplement suivi une partie de la société russe dans sa redécouverte de l’orthodoxie.»

«Avec le KGB, l’Église orthodoxe russe a été d’ailleurs l’une des seules institutions à survivre à la nouvelle époque démocratique», relève Antoine Arjakovsky, historien et codirecteur du pôle «Politique et Religions» du Collège des Bernardins. «Dans la Fédération de Russie, l’Église orthodoxe a pris la place du Parti communiste comme idéologie structurante, lui permettant de continuer à s’opposer à l’Occident.» 

Et sur le plan personnel? «Vladimir Poutine raconte dans sa biographie autorisée Première personne (2000) qu’au début des années 1990, quand il a dû se rendre en Israël dans le cadre de ses fonctions à la mairie de Saint-Pétersbourg, sa mère lui a confié sa croix de baptême pour qu’il la fasse bénir au Saint-Sépulcre», indique Antoine Nivière. «Il affirme depuis ne plus s’en séparer.»

En 2001, Vladimir Poutine aurait également confié à George W. Bush, qui le rapporte dans ses propres mémoires, que ce pendentif était le seul objet ayant échappé miraculeusement à l’incendie de sa datcha en 1996. «Lorsque les pompiers sont arrivés, il leur a dit que tout ce qui lui importait était cette croix», écrit l’ancien président américain. Alors, croyant, Vladimir Poutine? À en croire les spécialistes interrogés, rien ne serait moins sûr.

Authenticité trouble

«Tout en respectant la culture et la religion orthodoxes, Vladimir Poutine ne peut être considéré comme un croyant orthodoxe actif», recadre sans hésitation Nikolay Mitrokhin, sociologue et historien russe à l’Université de Brême. Il en veut pour preuve la gêne manifeste du président russe lors des services religieux: «Plusieurs fois par an, Vladimir Poutine se rend dans une église pour les grandes fêtes. Il s’y tient debout avec un cierge dans la main, mais cela s’arrête là. Il ne connaît ni les gestes rituels ni leur sens.» Un surnom aurait même été inventé pour les fonctionnaires russes se comportant de la même manière: «les chandeliers».

Comment comprendre dès lors l’omniprésence de la religion dans ses discours?. «Arrivé à la tête du pays en 2000, Poutine a vite compris que l’Église orthodoxe pouvait constituer un appui idéologique dans son projet de reconstruction d’une identité nationale», analyse Michel Eltchaninoff. «La religion est un outil important de sa domination politique. Il se sert d’elle avec pragmatisme et cynisme», assène-t-il.

Même sentiment du côté d’Antoine Nivière, pour qui «Vladimir Poutine s’affiche à l’église: il s’y rend en général trois fois par année, pour Noël, Pâques et le dimanche du Pardon. Et à la fête de la Théophanie, il se jette dans l’eau glacée d’une rivière venant d’être bénie, comme le veut la tradition. Ça lui permet de jouer sur les deux tableaux à la fois, du religieux et de l’homme fort.» Nikolay Mitrokhin pointe d’ailleurs dans ce sens que «dans les faits, l’Église orthodoxe russe a reçu beaucoup plus d’argent, de propriétés ou de droits pendant la présidence de Boris Eltsine ou de Dimitri Medvedev que pendant le long règne de Poutine.»

Fanatisme apocalyptique

«Je ne pense pas que Poutine soit purement dans la rhétorique», estime cependant Antoine Arjakovsky. «Il croit sincèrement que la civilisation russe est menacée par l’Occident et qu’il est dans sa mission de restaurer une Russie éternelle, qui offrira une voie de salut pour le monde entier.» Dans son homélie du 25 septembre, le patriarche Kirill, chef de l’Église orthodoxe russe, a d’ailleurs déclaré que «les Russes tués au combat auront tous leurs péchés pardonnés»...

Selon Antoine Arjakovsky, Poutine serait «dans la même configuration psychologique qu’Hitler au mois d’avril 1945, soit enfermé dans une idéologie religieuse et apocalyptique. C’est plus qu’inquiétant.»

 

 

*Tiré de son discours à l’occasion de l’annexion de quatre régions d’Ukraine, le 30 septembre.