Comment comprendre le discours offensif de Frank-Walter Steinmeier?

Comment comprendre le discours offensif de Frank-Walter Steinmeier?

Très critique envers l’Église orthodoxe de Russie, le discours d’ouverture du président allemand pour la 11e assemblée du Conseil œcuménique des Églises (COE) à Karlsruhe a étonné par sa pugnacité. Un choix cependant très calculé.

«Un exemple de pression grossière exercée par un haut représentant du pouvoir étatique sur la plus ancienne organisation inter-chrétienne», c’est en ces termes que le Patriarcat de Moscou a condamné le discours du président allemand sur l’Urkaine, donné mercredi au Conseil œcuménique des Églises. Une situation rare.

En général, les discours des Présidents allemands sont consensuels, rassembleurs, et tournés vers la politique intérieure. Même s’ils disposent seulement du verbe comme arme politique, les présidents ont avant tout un rôle représentatif et ne s’aventurent que rarement sur le terrain de la politique étrangère, à quelques exceptions historiques près, chasse gardée de la chancelière ou du chancelier. Comment, dès lors, expliquer les propos particulièrement pugnaces de Frank-Walter Steinmeier, mercredi 31 août, envers l’Église orthodoxe de Russie?

Le contexte

C’est après un discours particulièrement prudent que le président allemand a pris la parole. Le révérend Ioan Sauca, secrétaire général par intérim du Conseil œcuménique d’Églises, qui représente 350 églises de 120 pays, venait de défendre la décision de l’institution de conserver l’Église orthodoxe russe au sein de ses membres. D’autres Églises, notamment l’Église évangélique réformée de Suisse, avaient en effet demandé au COE de considérer l’exclusion de l’Église orthodoxe en raison de la proximité de son dirigeant, le patriarche Kirill de Moscou, avec le maître du Kremlin, et le soutien indéfectible de son Église à l’invasion de l’Ukraine, justifiant ainsi des massacres de civils.

À Karlsruhe, le secrétaire général adjoint du COE a cependant réitéré la position du comité central l’organisation: condamnation du conflit et de tout usage abusif du langage et de l'autorité religieux pour justifier une agression armée, mais volonté de conserver le COE comme «plate-forme et espace sûr pour la rencontre et le dialogue».

Une position largement battue en brèche par le représentant de la nation allemande qui a non seulement vertement fustigé l’Église orthodoxe russe (dont les représentants étaient présents dans la salle. «Les dirigeants de l'Église orthodoxe russe conduisent actuellement leurs membres et l'ensemble de l'Église sur une voie dangereuse, voire blasphématoire, qui va à l'encontre de toutes leurs convictions.» Il a aussi et surtout exhorté le COE à condamner ouvertement la Russie et ceux qui soutiennent le conflit. «Ici, aujourd'hui, nous ne pouvons pas rester silencieux sur cette question. Nous devons l'appeler par son nom, nous devons la dénoncer, et enfin et surtout, en tant que communauté chrétienne, nous devons exprimer notre engagement en faveur de la dignité, de la liberté et de la sécurité du peuple ukrainien.» Des propos forts, très largement repris par la presse allemande.

Un «baron» des affaires étrangères

Frank-Walter Steinmeier est actif en politique depuis 1993, et au niveau national depuis 1998, sous l’étiquette SPD (social-démocrate). Sa carrière est très associée à celle de Gerhard Schröder dont il a été chef de cabinet, avant d’être nommé secrétaire d’État lorsque ce dernier devient chancelier. Certains le voient comme le bras droit voire le confident du chancelier, qui reste sous le feu des critiques en Allemagne pour sa proximité avec la Russie. Au cours de sa carrière, Frank-Walter Steinmeier a été deux fois ministre des Affaires étrangères (2005, 2009), et vice-chancelier, à savoir bras droit d’Angela Merkel. «Il s’est toujours identifié à ce rôle et contrairement à d’autres personnes à ce poste il y était reconnu comme ‹le patron›, qui savait tenir une grande administration et mener une politique de diplomatie », explique Stefan Seidendorf, politologue au sein de l’Institut franco-allemand de Ludwigsburg. C’est donc un président qui est à l’aise sur les questions internationales et se prononce volontiers.

Des politiques qui peuvent s’exprimer en tant que croyants.

En Allemagne, il n’est pas rare de voir des responsables politiques s’exprimer devant des institutions religieuses: ils se bousculent pour s’exprimer au Kirchentag, le grand rassemblement organisé par l’Église protestante allemande. À Karlsruhe, des représentants du Baden-Würtemberg se sont exprimés aussi, le maire de la ville est aussi particulièrement associé à l’événement.

Mais Frank-Walter Steinmeier est aussi membre d’une Église calviniste à Berlin. Il s’est aussi exprimé au COE en tant que protestant, croyant et engagé. Dans la culture politique allemande, marquée par le protestantisme, il est aussi beaucoup plus fréquent et admis que le personnel laïque des Églises ait un rôle politique. Même si double affiliation et ces identités croisées suscitent quelquefois des questions, s’exprimer en tant que croyant reste légitime.

À noter qu’au sein du protestantisme allemand, un courant pacifiste fort s’était fait entendre dans les années 1980 (crise des missiles Pershing). La crise ukrainienne a ravivé ce débat, certains protestants se positionnant plus volontiers «contre la guerre», alors que d’autres demandent un soutien clair et militaire à l’Ukraine, à l’instar de Michael Roth, président de la commission des affaires étrangères du Bundestag.

Une volonté de changer son image?

Depuis le début du conflit, Frank-Walter Steinmeier a condamné la Russie à plusieurs reprises, et ne s’est pas privé pour dire que des erreurs avaient été faites quant aux relations allemandes avec la Russie. «Mais nombre de commentateurs estiment qu’il aurait dû aller plus loin, et de s’expliquer sur son rôle personnel», pointe Stefan Seidendorf. Et effet, «la politique Nordstream (développement d’une politique énergétique européenne basée sur des approvisionnements en gaz russe) a largement été développée, soutenue, défendue par lui. Quand Merkel a été critiquée sur le sujet, c’est la voix de Steinmeier qui a pesé pour ne pas sortir du programme», pointe Stefan Seidendorf. Les photos de complicité entre Sergueï Lavrov, actuel ministre russe des affaires étrangères et Frank-Walter Steinmeier sont légion. À tel point qu’il est «en partie vu comme un représentant de cette politique de proximité économique et énergétique avec la Russie de Vladimir Poutine», pointe Stefan Seidendorf. Or, celui qui exerce pour la seconde fois le mandat de président de la République allemande et ne brigue à 66 ans pas d’autre fonction, voit sa carrière politique arriver à son terme. «Ces critiques sur sa politique l’ont atteint, qu’on garde de lui l’image d’un homme lié à Poutine le blesse, d’autant plus qu’il a toujours tenté d’intégrer des positionnements moraux dans ses choix, et qu’il a vraiment cru au développement d’intérêts communs, partagés et à l’interdépendance économique comme meilleur moyen de garantir la paix», glisse Stefan Seidendorf. Cette sortie véhémente, reposant sur des convictions sincères, lui permet ainsi aussi de redorer son image.

Qu’on garde de lui l’image d’un homme lié à Poutine le blesse, d’autant plus qu’il a toujours tenté d’intégrer des positionnements moraux dans ses choix
Stefan Seidendorf
Un coût politique nul

Si le discours du président a paru choquant au sein de l’enceinte religieuse du COE, en termes politiques, elle n’est cependant pas très coûteuse: les relations avec la Russie sont au point mort, et sur le plan interne, l’électorat russe en Allemagne (Aussiedler) n’est cependant pas particulièrement associé au SPD. Au contraire, le parti serait même plutôt critiqué pour avoir été particulièrement accommodant avec les projets Nordstream dans les Länder concernés, voire d’avoir bénéficié localement de ces projets.