Multinationales responsables: quand l'engagement des Églises irrite

Multinationales responsables: quand l'engagement des Églises irrite

L’ampleur de l’engagement des Églises dans la campagne en faveur de l’initiative a suscité l'agacement des opposants, de la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter au PDG de Bobst, en passant par les Jeunes radicaux alémaniques ou même quelques responsables d'Églises cantonales, qui ont tenté d’interdire leurs actions. Analyse du phénomène.

Depuis quelques semaines, les critiques fusent à l’endroit des Églises, en raison de leur engagement hors normes dans la campagne en faveur de l’initiative pour des multinationales responsables. «Les Églises n’ont pas à se mêler de l’actualité politique!» leur reprochait sans détour la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter dans les colonnes du Matin dimanche du 18 octobre. De leur côté, les Jeunes libéraux radicaux des cantons de Berne, Argovie, Saint-Gall et Thurgovie déposaient le 3 novembre des recours de droit public pour faire «interdire immédiatement» leurs actions, estimant que «la propagande actuelle va certainement au-delà de ce qui est permis». Si ce recours a depuis été débouté dans les cantons de Berne et d’Argovie, la grogne est toujours vivace. Mais que reproche-t-on exactement aux Églises?

«En s’engageant si radicalement, les faîtières religieuses octroient le monopole du cœur aux seuls initiants», dénonçait Nicole Lamon, rédactrice en cheffe adjointe du Matin Dimanche, dans un édito cinglant le 15 novembre. En cette période de crise sanitaire, «les Églises feraient tellement mieux de se concentrer sur le soutien spirituel», arguait-elle.

«L’essentiel de la mission des Églises reste l’accompagnement des familles, le partage des valeurs de l’Évangile avec toutes les générations: un engagement politique occasionnel ne signifie pas qu’elles réorientent leur mission», rétorque Pierre-Philippe Blaser, président de l’Église évangélique réformée fribourgeoise et membre de l’Exécutif de l’Église évangélique réformée de Suisse (EERS). «L’apport spirituel en faveur des personnes fragilisées se conjugue parfaitement avec un engagement citoyen. L’un n’empêche pas l’autre», enchaîne le théologien catholique François-Xavier Amherdt. Et d’appuyer: «L’un ne va pas sans l’autre.»

L'influence des Églises, une question de poids moral

Pour le théologien Pierre Gisel, cette irritation est «un peu paradoxale», tant «on tient aujourd’hui habituellement les Églises pour quantité négligeable». De son côté, le politologue Georg Lutz relève cependant que «si le nombre de membres des Églises officielles est en baisse, il n’en demeure pas moins que celles-ci détiennent une voix forte dans le débat. En Suisse, aucune autre organisation ne possède d’ailleurs autant de membres.»

Celles-ci sont alors accusées de faire porter un poids moral sur cette votation. «Ce ne sont pas les Églises qui définissent qui est un bon chrétien mais le Bon Dieu!» s’insurgeait d’ailleurs Karin Keller-Sutter. Joëlle Walther, présidente du Consistoire de l’Église protestante de Genève, conteste cette notion: «Nous ne donnons pas de leçons de morale, chacun est libre de son vote. Mais cette initiative renvoie chacun à sa responsabilité d’être humain, ce qui peut être dérangeant...»

Mobilisation politique controversée

Pour Pierre-Philippe Blaser, «cet agacement est autant une tactique qu’un sentiment réel d’opposants en manque d’arguments percutants». «C’est assez désagréable de lutter contre les Églises», expose en effet le politologue. «Elles ont une légitimité morale dans ce débat que peu d’autres organisations ont. Il est donc assez logique que les opposants cherchent à les délégitimer.»

«Dire que les Églises n’ont pas à se mêler de politique, c’est un vieux refrain», confirme Pierre Gisel. Pourtant, selon Georg Lutz, «il n’y a là formellement aucun problème», tant qu’il ne s’agit pas de mobilisation partisane. Le seul risque, à ses yeux, serait celui de la cohésion à l’interne, qui pourrait être mise à mal par un tel engagement.

Outre-Sarine, certaines Églises cantonales plus conservatrices, comme l’Église réformée de Zurich, ont d’ailleurs demandé à leurs membres de renoncer aux banderoles et dépliants en faveur de cette initiative. Dans le canton de Nidwald, le rédacteur en chef du magazine de l’Église réformée locale Kirchen-News a même été suspendu en raison de son traitement de la votation, jugé trop partisan, et la publication bloquée. À l’inverse, l’Exécutif des Églises réformées de Berne-Jura-Soleure, qui s’était engagé en faveur de l’initiative, a dû se fendre d’une lettre d’excuse, le 19 novembre, pour ses prises de position qui ont pu être perçues «comme provocatrices, polarisantes voire blessantes».

«Les Églises englobent une population qui a des avis politiques très variés», rappelle Jörg Stolz, sociologue des religions. «Il est donc normal que leurs prises de position soient aussi critiquées par leurs propres fidèles.» Ainsi de Jean-Pascal Bobst, directeur du groupe éponyme, qui, bien que chrétien engagé, exprimait pour sa part, sur Réformés.ch le 11 novembre, son regret face à ce soutien «qui donne l’impression que les Églises sont loin des réalités».

Quelle légitimité pour ces institutions religieuses?

Leur mobilisation semble pourtant tenir de l’évidence. «À travers leurs œuvres d’entraide, les Églises sont au cœur de l’initiative. D’un certain point de vue, c’est aussi leur initiative», rappelle Jörg Stolz. «On voudrait que l’Église soit légitimiste, qu’elle ne fasse pas de vague ou reste cantonnée à la sphère privée, mais celle-ci n’est pas déconnectée de ce qui se passe dans le monde: elle prend fait et causes contre les injustices», souligne Sylvie Arnaud, présidente du Synode de l’Église évangélique réformée vaudoise. «Ils veulent nous enfermer dans nos sacristies, mais sur des sujets pareils, l’engagement des Églises est impératif!» insiste l’abbé Claude Ducarroz. Selon Esther Gaillard, vice-présidente de l’EERS, celui-ci «est même réclamé par des personnes éloignées des Églises»...