«Le protestantisme: de grandes œuvres et de grandes hontes»

«Le protestantisme: de grandes œuvres et de grandes hontes»

Féminisme, libéralisme, esclavagisme, nazisme... Le protestantisme, depuis le XVIe siècle en Suisse romande, est de toutes les chapelles, ce que résume le théologien Olivier Bauer dans un petit ouvrage essentiel: «500 ans de Suisse romande protestante».

Ce petit ouvrage, concis, simple, documenté et fourmillant d’anecdotes savoureuses, fera sans doute référence. 500 ans de Suisse romande protestante est le concentré exhaustif de l’établissement d’une Réforme dans une Suisse qui, en réalité, n’est pas encore romande à proprement parler, puisqu’on y parle allemand sous l’égide bernoise. Analysant la réussite ou l’échec d’un protestantisme protéiforme sur notre territoire – et dont les différents courants sont ici clairement segmentés (calvinisme, piétisme, évangélisme, etc.) –, le théologien Olivier Bauer navigue du canton de Vaud du réformateur Pierre Viret à ceux de Fribourg, de Neuchâtel ou du Jura, où le catholicisme, finalement, ne cèdera jamais sa place. Le spécialiste s’intéresse notamment à un progressisme protestant parfois assez remarquable, notamment sur la place réservée aux femmes au sein de l’Église, sans oublier non plus d’éclairer quelques heures plus sombres d’un envers peu glorieux, ou quand protestantisme a rimé avec traite négrière.

La participation de plusieurs grandes familles romandes protestantes dans la traite négrière à la fin du XVIIIIe, même si elle est une réalité historique mondiale, est un point sensible de votre livre. La Suisse l’a-t-elle passé sous silence?

Oui et non. On savait plus ou moins, pour les Neuchâtelois en tout cas, que les Pourtalès et les Pury s’en étaient mêlés. Mais en effet, on avait tendance à taire cela. Au XVIIe siècle, des Suisses possèdent effectivement des esclaves, certains participent à la traite négrière et la financent, mais il n’y a rien d’exceptionnel et de purement protestant là-dedans. Mais si à l’époque cela se fait dans bien des pays occidentaux, il s’agit aussi d’une réalité protestante.

Il y a de grandes œuvres et de belles personnes, et puis de grandes hontes. Je pense qu’on gagnerait à reconnaître plus franchement cette partie de notre histoire.

Àl’époque, il y a déjà une contradiction éthique avec l’esclavagisme. Comment la contourne-t-on si facilement?

Ce qui est fascinant, c’est que quand vous lisez les lettres de Paul, qui recueille un ami ancien esclave, il lui dit: «Retourne chez ton maître et vis chrétiennement en tant qu’esclave.» C’est fascinant de se dire que pendant mille huit cents ans de christianisme, il n’y a pas eu beaucoup de problèmes avec l’idée qu’on peut être un chrétien et «un bon maître». Et puis à un moment donné, il y a quelque chose qui fait prendre conscience que quelque chose n’est plus normal dans tout cela. Des personnes lancent alors des mouvements contestataires, des personnes tentent de le freiner et d’autres suivent, et puis il y a un engouement au XIXe siècle de la part du peuple protestant pour aider réellement ces esclaves. Pareil pour les femmes: pendant mille neuf cents ans, ça ne gêne personne qu’elles n’aient pas de place dans l’Église, jusqu’au jour où cela devient un scandale.

Votre livre donne pourtant l’impression que le protestantisme réformé ne néglige que très peu la place des femmes...

Les femmes restent quand même en retrait et dans des rôles évidemment subalternes. Et puis surtout des rôles typiquement féminins. L’aumônerie des hôpitaux, par exemple. Lydia von Auw, reste pasteure auxiliaire jusqu’à la fin de sa vie. Et puis on a des prédicatrices, mais on en sait très peu…. Cela m’amuse de me souvenir que quand j’étais enfant j’ai rencontré la première femme pasteure du canton de Neuchâtel. Au début, elle n’est pas vraiment pasteure, elle en remplit seulement quelques fonctions. Cela prend donc un certain temps malgré tout. Quand on laisse des femmes présider des cultes et devenir pasteures, c’est moins par manque d’effectif que par une décision mûrie – bien que souvent contestée avant de devenir la norme.

Autre ombre au tableau: peut-on réellement voir une dominante protestante dans le célèbre assassinat du juif payernois Arthur Bloch, en 1942.

Absolument. J’ai mené des recherches, je suis allé voir à Payerne s’il s’agissait bien de  protestants. Sur les quatre meurtriers, il y en a trois qui viennent de Payerne et un qui vient de Langnau, les trois Payernois sont baptisés dans l’Église nationale protestante et ont confirmé comme adolescents. Ce qui est assez fascinant et troublant, c’est que deux ou trois mois avant l’assassinat, un des trois Payernois devient papa et fait baptiser sa fille: alors qu’il témoigne d’un lien religieux fort, ça n’empêche pas cet acte terrible. Donc je veux montrer que le protestantisme n’a rien arrêté et que ce geste s’inscrivait dans une culture religieuse effective.

Quelle attitude les pasteurs romands ont-ils face à la puissance allemande pendant la guerre?

Toutes les initiatives pastorales qui visent à protéger les Juifs ne sont pas appliquées, ou négligemment, par le Conseil synodal. Tous ceux qui manifestent des sympathies pour l’Amitié juive ou la protection des réfugiés ne sont pas mis en avant. En revanche, les pasteurs qui s’engagent clairement du côté du nazisme à la fin de la guerre sont promus, jamais condamnés et continuent à exercer leur ministère sans être inquiétés...

Peut-on dire que le protestantisme connaît un réel déclin actuellement?

Il faut parler du déclin du christianisme en général, et particulièrement du côté du protestantisme, donc oui. Pendant longtemps on pensait que c’était plus une redistribution au sein du protestantisme avec une montée des mouvements évangéliques et pentecôtistes, or on se rend compte aujourd’hui que ça ne compense rien.

Est-ce la faute d’un protestantisme réformé jugé parfois trop progressiste, voire édulcoré?

Peut-être. Car ce qui marche bien, actuellement, au niveau religieux, c’est le fondamentalisme, les orthodoxies, les formes un peu dures et exigeantes, l’intégrisme. Les gens qui veulent croire en Dieu à notre époque veulent des réponses claires et l’expression d’une morale clairement délimitée.