L'événement des 95 thèses ne marque pas le début effectif de la Réforme

L'événement des 95 thèses ne marque pas le début effectif de la Réforme

Protestinfo laisse régulièrement carte blanche à des personnalités réformées.

Adrien Bridel, membre du Conseil synodal (exécutif) de l'Eglise réformée évangélique du canton de Neuchâtel livre quelques considérations en marge du Jubilé de 2017.

Image: Illustration datant du Jubilé de 1617, présentant Luther écrivant ses thèses avec une plume géante.

Lors du passage du camion commémoratif en notre ville de Neuchâtel, j’ai eu l’occasion de me rafraichir la mémoire sur les événements incriminés— l’affichage des 95 thèses sur les portes de la Schlosskirche de Wittenberg (Du moins selon le témoignage de Philippe Mélanchthon…)— et surtout de m’interroger sur la manière à adopter pour en faire le récit à un public contemporain.

Or, il y a là une difficulté inhérente à l’événement.

Premièrement, ces 95 thèses relèvent d’une dispute théologique complexe. Pour le non-initié, les enjeux restent lointains. Pour expliquer plus simplement, cela revient à immiscer un littéraire dans une conversation portant sur la programmation entre ingénieurs informaticiens (témoignage d’une expérience vécue). D’où découle la difficulté de la transmission.

Cependant, plus fondamentalement encore, il m’est apparu que cet événement des 95 thèses ne pouvait en lui même marquer le début effectif de la Réforme.

1517, reste avant tout une dispute au sein même de la catholicité. En gros une sérieuse embrouille avec l’archevêque Albert de Brandebourg qui balance Luther au pape: Albert is a snitch («Albert est une balance», selon l’expression consacrée par les films policiers américains). C’est aussi l’époque passionnante du duel avec le redoutable Johannes Eck, champion de la papauté, à la dispute de Leipzig en 1519. Un vrai récit de chevalerie, au niveau des mentalités, nous sommes encore au Moyen-âge.

Mais tout ceci reste encore borné au sein de l’Eglise une, apostolique et romaine. Techniquement le protestantisme n’existe pas encore. L’idée de Luther au moment de l’affichage n’est pas de créer une nouvelle Eglise, mais bien au contraire de mener une réforme interne. Je ne veux pas ici rappeler tout l’enchainement des événements, mais plutôt proposer une autre lecture.

Dans cette approche, c’est le «Decet Romanum Pontificem» de janvier 1521 qui marque véritablement le début de la Réforme.

Mein Schutz und Schirm bist Du, mein Gott! Sei mir eine feste Burg!

Cet extrait d’un choral de Luther, qui a été récemment brillamment réinterprété par Daniel Schnyder dans son «Logos. Un oratorio pour notre temps», décrit lapidairement la situation.

L’hymne vers Dieu rejoint la matérialité de la situation de son auteur: les murs de la Wartburg ont un double céleste. Luther, caché par le duc Frédéric Le Sage, se retrouve absolument seul. Excommunié par une Eglise qui professe alors qu’il n’y a pas de Salut en dehors d’elle-même. Il est probablement impossible de se figurer correctement aujourd’hui ce que signifie, à cette époque, une telle condition ni de se représenter l’angoisse existentielle qu’elle a dû provoquer.

Luther doit avant tout se prouver à lui-même qu’il n’est pas damné. Le véritable départ de la Réforme est un instant tragique, un instant qu’Aristote n’aurait certainement pas dédaigné dans sa «Poétique».

Ainsi non seulement, si l’on veut être historiquement rigoureux, la date de 1517 ne correspond pas au départ effectif du phénomène «Réforme», mais de surcroit ce dernier, de par son caractère tragique, nous apparait comme d’une tout autre nature.

Ce n’est pas une discussion entre nerds théologiens comme en 1517 qui est ici en jeu, au point nodal, l’instant zéro de 1521. C’est une quête existentielle aux enjeux radicaux: vie-mort. Voici peut-être la source d’une des principales richesses de la Réforme.

En orientant le rapport à Dieu sur l’existentiel, Luther ouvre peut-être une des plus prodigieuses aventures spirituelles et intellectuelles de l’humanité qui sera reprise par Kierkegaard et deviendra l’existentialisme. C’est là une immense fierté pour les réformés, d’avoir pu ainsi contribuer à l’histoire de la pensée occidentale. Il s’agit foncièrement de cette reconnaissance de la singularité humaine face à Dieu qui est un germe important de l’essor des droits modernes, sans qu’il faille voir là un processus purement linéaire courant jusqu’à notre temps.

Bien que cet aspect de l’affirmation de l’individualité soit central, à un niveau plus spirituel, l’expérience qui est ici vécue en 1521 s’achève sur une seconde grande intuition, celle qui sera appelée à devenir le fondement de la théologie réformée: la salvation par la Grâce.

Au fond du désespoir existentiel surgit ce geste gratuit de Dieu, la Grâce. En toute humilité le/la croyant/e reçoit ce présent inestimable. Voici la forteresse céleste qui se substitue à sa copie terrestre de la Wartburg.

C’est cette intensité et son dénouement salvateur qui fonde encore actuellement le propre des églises réformées. C’est ce trésor, dont nous ne sommes bien sûr pas les uniques dépositaires (Songeons à la base augustinienne de cette théologie de la Grâce), qui constitue le cœur précieux de ce que nous avons à apporter au monde et à notre contexte local.

Quant au déplacement historiographique du départ effectif de la Réforme auquel j’ai procédé, il me semble qu’il peut être le lieu inédit, mais privilégié d’un dialogue œcuménique.

Cet intervalle entre 1517 et 1521 fut un espace de débat au sein même de la catholicité de l’Eglise. À cette occasion, d’amples divergences théologiques furent discutées.

N’est-ce pas là une série d’événements qui doivent nous interpeller aujourd’hui pour situer l’évolution de la frontière entre nos différences? L’exemple des erreurs et des sectarismes passés (émanant des deux parties) n’est-il pas à même de nous livrer un enseignement afin que nous puissions aujourd’hui œuvrer décemment à l’unité du corps du Christ qui est notre principal souci à toutes/tous?

Il n’était pas question dans cette contribution de remettre en cause la tenue du Jubilé de 2017, loin s’en faut. J’oserais même affirmer que pour toutes ces raisons, celui-ci, non content de garder tout son sens, reçoit même une signification plus large encore, celle d’une commémoration de l’initiation d’une merveilleuse aventure théologique et spirituelle.