Pierre Joxe: convictions personnelles et exercice du pouvoir

Pierre Joxe: convictions personnelles et exercice du pouvoir

Pierre Joxe. L’ancien ministre de François Mitterrand raconte, dans un livre paru chez Labor et Fides, quelques-uns de ses cas de conscience face aux impératifs du service de l’État. Une réflexion à la fois politique et éthique.

Propos recueillis par Pierre Desorgues, Réforme

Son mandat de neuf ans au sein du Conseil constitutionnel s’achève dans quatre semaines. Pierre Joxe rompt avec le devoir de réserve en dévoilant au public dans son nouveau livre les désaccords avec certaines décisions du Conseil constitutionnel. Il milite pour une plus grande transparence au sein du Conseil, à l’instar de ce qui se fait dans d’autres tribunaux constitutionnels en Europe. L’ancien ministre de l’Intérieur de François Mitterrand revient également sur sa carrière au service de l’État où il dut jongler entre la défense de ses convictions et les compromis liés à l’exercice même de sa charge. Entretien.


Vous avez titré votre ouvrage Cas de conscience. Pourquoi ce titre ?

Durant ma carrière au service de l’État j’ai dû parfois faire des choix difficiles, pour rester fidèle à mes convictions. Mais vous savez que, selon Max Weber, l’éthique de responsabilité n’est pas identique à l’absence de convictions.


Comme jeune sous-lieutenant, à la fin de la guerre d’Algérie, j’ai été chargé de censurer un quotidien, l’Écho d’Alger, partisan de l’Algérie française, qui publiait des appels à l’insurrection et à la violence. Je suis contre la censure. Mais j’étais partisan du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et donc de l’« autodétermination » annoncée par de Gaulle. J’ai dû faire un choix.
Comme, lorsque auditeur à la Cour des comptes, chargé d’une mission de contrôle à l’ORTF, j’ai relevé des dysfonctionnements graves et des détournements. Mais j’ai été convoqué par mon Président de chambre et on m’a retiré cette mission.


J’ai choisi à un autre moment de ma carrière publique de mentir au président de la République. Celui-ci m’avait demandé si je m’étais « débarrassé » de deux terroristes du groupe Abou Nidal qu’on devait expulser à leur sortie de prison. Je lui ai répondu « oui ». Mais c’était faux. J’étais ministre de l’Intérieur. Je voulais limiter les graves dangers encourus par nos policiers et minimiser le risque de voir les deux terroristes tués à leur tour par des services étrangers
sur notre territoire. J’ai gagné du temps… On les a expulsés trois jours plus tard.

Dans votre ouvrage, vous parlez souvent des rapports Nord-Sud. Vous fustigez notamment la notion de droit d’ingérence.


Oui, car aucune armée étrangère n’a jamais pu imposer la démocratie nulle part. À cette règle, le Japon est peut-être la seule exception connue. Cette conviction a été mise à l’épreuve lors de mon expérience en Somalie, quand j’étais ministre de la Défense. J’étais opposé à une intervention française. Je n’ai pas été suivi par le président de la République. Mitterrand m’a pourtant laissé maître de la manœuvre et j’ai pu placer nos troupes loin de Mogadiscio.

 

Toute ingérence dans un pays étranger, en terre d’islam notamment, est vouée à l’échec. Ainsi, l’armée française sur place a pu faire un bon travail d’aide aux populations, un travail de gendarmerie, et elle a pu rester en dehors des massacres. [Les forces américaines lancent une opération militaire au nom du droit d’ingérence humanitaire en décembre 1992. En octobre 1993, 19 Américains meurent dans des affrontements contre une faction, mais les forces sous les couleurs de l’ONU mitraillent la foule et tuent 1 000 Somaliens, pour la plupart civils, ndlr]. J’ai obéi au président de la République tout en protégeant nos soldats. Le président a compris assez vite qu’il fallait les retirer.


Toute ingérence dans un pays étranger, en terre d’islam notamment, est vouée à l’échec. Un colonel que je cite mon livre avouait : « Au fond, même quand cela marche bien, on se demande à quoi ça sert. » C’est une leçon que nous pouvons méditer, notamment dans le cadre de notre intervention en Afghanistan.


Le Conseil constitutionnel devrait rendre publiques les « opinions différentes » de ses membres?


La Cour européenne des droits de l’homme publie régulièrement les « opinions différentes » de ses membres qui sont minoritaires, chaque fois qu’ils le souhaitent. Aux États-Unis, les citoyens connaissent le sens des votes des juges de la Cour suprême, qui publie elle aussi les « opinions différentes », appelées là-bas « dissents ».

Même chose pour la Cour constitutionnelle allemande, à Karlsruhe, ou pour le Tribunal constitutionnel espagnol, à Madrid. Les citoyens, les journalistes, chacun peut ainsi connaître les motifs de l’évolution du droit et connaître les choix exercés entre plusieurs solutions juridiques possibles.

Car c’est ainsi : il y a très souvent plusieurs solutions envisageables à un problème juridique. Il n’y a pas de vérité révélée en droit, il y a généralement plusieurs interprétations possibles.


Certains médias ont souvent mis en avant le fait que le rejet de la taxe carbone était motivé par des considérations politiques. Selon vous, la non-publication des opinions des membres affaiblit-elle la légitimité des décisions du Conseil constitutionnel ?


Pas tellement la légitimité, mais plutôt la lisibilité. Que la majorité décide, contre la minorité, c’est normal. Ce qui l’est moins, c’est qu’on puisse ignorer pendant 25 ans (c’est le délai actuel d’ouverture des archives) les solutions alternatives. Le secret du délibéré est une exigence absolue : il garantit la liberté d’expression et donc la liberté de pensée et d’analyse de tout magistrat participant à la délibération. Mais la publication des opinions différentes, par les minoritaires qui le souhaitent, c’est une garantie de clarté.

Là où elle existe, elle n’a jamais été abandonnée. Là où elle n’existe pas, elle apparaît nécessairement un jour, petit à petit. N’oubliez pas qu’il y a encore 30 ans, quand il censurait les lois de nationalisation, le Conseil ne publiait même pas les noms de ceux qui participaient à la délibération. C’était la Pythie de Delphes qui parlait dans sa grotte…


Vous estimez dans votre ouvrage que le Conseil constitutionnel est une instance politique…
La compétence des membres du Conseil n’est pas en cause. Ce sont presque sans exception des juristes. Mais en Allemagne, par exemple, les membres du Tribunal constitutionnel sont des juges dont le processus de nomination est fort différent de celui de la France et demande un certain consensus politique : la nomination de chaque juge doit être approuvée par une majorité des deux tiers au Parlement.


Maintenant, on dirait que commence à exister chez nous la volonté politique de réformer le Conseil constitutionnel. Avec la mise en œuvre, dès le mois prochain, de la « question préalable d’inconstitutionnalité » ouverte à tous les citoyens, avec la publicité des débats télévisés organisée par Debré, avec l’audition des futurs membres du Conseil par les commissions parlementaires, on est sur la bonne voie.

Cette voie généralisera fatalement les « opinions différentes ». Je le répète : elles sont banales à la Cour européenne des droits de l’homme, créée il y a 50 ans, et aujourd’hui présidée par un magistrat… français.•

 

" Peut-on mentir à bon escient? "

Février 1985 : deux terroristes ayant effectué la moitié de leur peine devaient être libérés. Un attentat qui n’avait rien à voir avec leur groupe conduisit le président Mitterrand à exiger une expulsion rapide et discrète. Extrait du livre Cas de conscience.

« Le président de la République me dit : “Alors, vous vous en êtes débarrassé ?” Cas de conscience. Que faire ? Si je lui dis la vérité – nous les avons toujours en main – et si le président me donne à nouveau l’ordre de les expulser sans délai, deux options s’offrent à moi. Soit j’exécute l’ordre et nos assassins risquent d’être assassinés à leur tour sur le territoire français – ou dès la frontière suisse franchie –, une enquête révélera l’affaire, elle va éclater au grand jour avec tous les inconvénients que j’imagine : la presse et l’opposition dénonceront le fait que nous avons libéré des terroristes après les avoir protégés, ou encore de les avoir libérés sans aucune garantie. D’autres penseront peut-être au contraire que nous les avons exposés à dessein. Pour nous en “débarrasser”, précisément...

» Je n’ai parlé de cette affaire à François Mitterrand que bien des années plus tard » En revanche, si je ne lui dis pas la vérité, si je lui confirme m’en être “débarrassé”, je rends la situation plus simple : Mitterrand ne m’en parle plus et je gère l’affaire seul avec la police. Après tout, je ne suis pas à l’origine de cette sombre affaire dont j’ai hérité en 1984. Ce n’est pas moi qui ai choisi d’attendre sept ans pour les libérer. Je tiens de surcroît le rôle singulier de faire protéger des assassins.

J’expose au contraire à la mort, contre mon gré, plusieurs fonctionnaires de la Police nationale risquant de subir des dommages collatéraux dans le cas où ces encombrants “bébés” seraient la cible d’une agression. En effet, l’exfiltration de tels individus nécessite fonctionnaires et véhicules de police, qui accompagnent et qui surveillent, qui participent à ce que les policiers appellent des “contre-filatures”. Après tout, le bon sens ayant été depuis longtemps négligé dans toute cette affaire, je m’estime tout à fait libre de choisir la façon d’agir, dès lors que l’intention du président est respectée.

» Je réponds donc “Oui” à sa question. Il peut croire ainsi que si je m’en suis “débarrassé”, c’est que nous avons expulsé les terroristes. Alors que nous les détenons encore – et sommes bien... “embarrassés”. Très rapidement pourtant, nos services vont réussir à amener les deux expulsés à une frontière d’où ils se sont évaporés dans la nature. […]

» Je n’ai parlé de cette affaire à François Mitterrand que bien des années plus tard, alors qu’il vivait ses dernières semaines.[...] Aussitôt, bien qu’affaibli par la maladie, il s’est
raidi : “Alors comme cela, vous m’avez trompé ?” – “Non, lui ai je répondu, je vous ai toujours été fidèle : vous m’avez bien appris qu’en certaines circonstances, l’ambiguïté s’impose.”»


Un protestant très discret

Témoignages. Pierre Joxe, vu par ceux qui l’ont côtoyé, aussi bien au temple que dans ses fonctions de ministre.

Recueillir des témoignages sur le protestantisme de Pierre Joxe ? Une gageure. L’ancien ministre a de nombreuses connaissances et amis, mais très peu acceptent d’évoquer sa personnalité et ses engagements. Des refus qui interpellent :  attitude distante et un peu inquiétante de l’homme ou peur de dénaturer une personnalité complexe et d’envergure ? Ceux qui se plient à l’exercice décrivent, en tous cas, un homme discret et pudique sur ses convictions, mais toujours présent pour sa famille spirituelle.

« J’ai eu le privilège de le fréquenter dans mon ministère pastoral, indique Werner Burki, ancien pasteur à l’Oratoire du Louvre. Il n’affiche pas un protestantisme de façade, mais un engagement personnel fort. Il prenait sa place dans le culte, discrètement, mais totalement présent et fréquentait régulièrement l’assemblée dominicale et d’autres réunions. Il se souciait de la transmission pour ses enfants, et pour l’ensemble des jeunes, par le biais du catéchisme et du scoutisme. Il est arrivé que l’on réfléchisse ensemble après une prédication sur un sujet biblique abordé. »

L’ancien  pasteur salue l’implication de Pierre Joxe au sein de la Fédération protestante de France et à la Fondation du protestantisme. « Son engagement est le signe d’une vocation toujours en tension entre son christianisme et la politique. Il faut voir les gens avec un petit plus, qu’ils soient simples ou importants.

L’ancrage de la foi, l’humilité devant l’Écriture et la Parole de Dieu induisent un comportement d’une grande discrétion dans sa pratique. Sa vie de piété est là, sans pour autant que l’on puisse vraiment la décrire. » Et Werner Burki de rendre hommage à cet érudit passionné par l’exégèse : « Cette histoire biblique dont les protestants font leur miel est un élément qui a dû nourrir, accompagner ou développer ce charisme. »

C’est un grand serviteur de l’État, très attaché à la laïcité, qui regarde avec bienveillance la place des différents cultes dans la société civile. Issu d’une grande famille républicaine avec des racines dans le protestantisme, le catholicisme et le judaïsme, Pierre Joxe reste pour beaucoup un homme d’État qui a marqué son temps. « C’est un homme rigoureux, souvent exigeant avec lui-même et les autres, souligne Alain Boyer, en charge de la Direction des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l’Intérieur.

Je l’ai rencontré lors du centenaire du Christianisme social à l’Institut protestant de théologie à Paris, puis je l’ai rejoint à l’Intérieur, en 1991, pour évaluer le développement de l’islam en France. C’est un grand serviteur de l’État, très attaché à la laïcité, qui regarde avec bienveillance la place des différents cultes dans la société civile. » Mais Alain Boyer parle aussi de l’homme privé doté d’un grand sens de l’humour. Et de raconter avoir surpris un jour Pierre Joxe en train de chanter avec enthousiasme le… Psaume des Batailles !

Enfin, ceux qui en parlent saluent son sens de l’honneur. À l’instar de Jean-Daniel Roque, homme d’influence de la FPF. « Lorsque nous lui avons demandé de présider la Fondation pour le protestantisme français, il a refusé car il était encore Premier Président de la Cour des comptes, appelée à contrôler la Fondation. Mais, dès qu’il devint membre du Conseil constitutionnel, il accepta de nous rejoindre. En neuf ans, il a démontré qu’il voulait agir avec passion. » Un protestant culturel et cultuel.

Fanny Bijaoui, Réforme

Un livre pour sortir des sentiers battus

Un responsable politique de premier plan dévoile les cas de conscience qu’il a rencontrés dans l’exercice de ses responsabilités. Loin de pratiquer l’autosatisfaction, Pierre Joxe évoque le malaise qu’il a ressenti lorsque, sous-officier en Algérie, il a dû pratiquer la censure à l’encontre d’un journal appelant à l’insurrection.

Jeune magistrat à la Cour des comptes, il a pris connaissance de la corruption qui sévissait à l’ORTF, dans le Midi languedocien ou bien encore dans un hôpital d’Albi. Situations souvent très différentes auxquelles il fut confronté, mais auxquelles il n’a pas pu mettre un terme.

Député à partir de 1973, Pierre Joxe est devenu, après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, successivement ministre de l’Industrie, président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale puis ministre de l’Intérieur, enfin ministre de la Défense en 1991.

Dans le cadre de ses responsabilités, il a dû faire face à des affaires délicates : la réhabilitation des généraux de l’OAS, la libération des terroristes du groupe Abou Nidal et la participation de la France à une force d’interposition « humanitaire » en Somalie. Sur tous ces sujets comme à propos du Conseil constitutionnel dont il est membre depuis 2001, Pierre Joxe invite le lecteur à méditer sur le défi posé aux convictions personnelles par les événements. Il le fait souvent avec humour et toujours avec précision, sans manier la langue de bois.

F. C.