Judaïsme et christianisme, les questions qui fâchent

Judaïsme et christianisme, les questions qui fâchent

Les questions théologiques qui fâchent, Shmuel Trigano, David Banon et Pierre Gisel n’ont pas eu peur de les aborder de front dans un ouvrage commun qui sort ces jours-ci, « Judaïsme et christianisme, entre affrontement et reconnaissance »
Leurs regards croisés mettent en évidence les visions qu’ont de l’autre chacune des deux religions. Le point avec Pierre Gisel, théologien protestant à l’Université de Lausanne, initiateur du projet.A l’origine de ce livre-débat, une conférence que donna à Lausanne, à l’invitation de Pierre Gisel, professeur à la Faculté de théologie, Shmuel Trigano, professeur à Paris X et Nanterre, directeur du Collège des études juives de l’alliance israélite universelle. L’échange qui succéda s’avéra difficile, car il aborde des sujets théologiques qui touchent à l’identité même des deux religions et sont fort chargés sur le plan existentiel et identitaires. Les protagonistes choisirent de poursuivre la discussion à travers un livre pour confronter le rapport au monde différent des deux religions et mettre le doigt sur les questions qui font problème. Le livre qui en résulte fait mieux comprendre les points sensibles sur lesquels bute le dialogue judéo-chrétien. Si dans cet ouvrage les interlocuteurs ignorent volontairement la tiédeur consensuelle, ils débattent des questions qui font problème dans un climat de respect et de tolérance interreligieuse.La question centrale qui fait problème semble être la venue du Messie ? Pierre Gisel : Ce n’est pas le Jésus historique, un Juif légèrement dissident, sans doute un rabbi comme un autre, qui fait problème, mais bien ce que les chrétiens ont fait de sa figure, et plus particulièrement l’apôtre Paul qui a posé les bases d’une nouvelle religion et a « inventé » l’Eglise chrétienne. Paul fait de Jésus le Messie, ce qui veut dire l’Oint (en grec : christos). Or, la figure messianique est, pour les Juifs, indissociable de l’établissement des temps messianiques. Le fait que les chrétiens affirment que la prophétie messianique s’est accomplie en la personne de Jésus, alors même que le Royaume n’est pas venu, ne peut qu’être contesté par les Juifs. Pour eux, le Messie n’est pas encore venu, car son arrivée aurait dû transformer la société et instaurer une ère de justice et de paix universelles, tout en changeant radicalement la nature de l’être humain, comme le précise Shmuel Trigano dans son exposé. Pour les chrétiens, Jésus est venu incognito, non dans sa gloire, et il devra revenir, à la fin des temps. Pour le christianisme, dans la figure de Jésus réinterprété comme Messie, se jouent radicalement ce qu’il en est de l’humain et ce qu’il en est du divin.Jésus a été crucifié au nom de la Loi juive. Cela a fait problème pendant des siècles et pesé terriblement lourd sur le destin du peuple juif, accusé notamment de déicide.Cette accusation est aberrante, et c’est une monstruosité théologique. Théologiquement, et quoi qu’il en soit de l’histoire concrète, ce ne sont pas les Juifs qui ont refusé Jésus, c’est l’homme comme tel. On a voulu trouver des boucs émissaires, alors que quand Dieu s’approche de l’homme, celui-ci le refuse et redouble son enfermement. La crucifixion montre qu’on peut s’enfermer avec la Loi en la mettant à la place de Dieu. Mais ce que l’homme fait avec la Loi, sous la figure juive, les chrétiens le font avec le Christ, en l’idolâtrant.« Je ne demande pas aux chrétiens de nous laisser notre identité mais d’assumer la leur, aux côtés de la nôtre. Pourquoi ce désir d’être sur le lieu et à la place d’Israël ? Ce désir est une véritable énigme spirituelle, et il reste, non dénoué, à la source de l’antisémitisme chrétien », écrit Shmuel Trigano. Cette question de l’identité semble être capitale dans le débat. Le christianisme s’inscrit historiquement et théologiquement dans le judaïsme. Il opère une critique et un dépassement. Le christianisme n’est pas tombé du ciel, au gré d’une nouvelle fondation. Il a intégré la Tora, la Bible juive, sans la retoucher, et l’a appelée « Ancien Testament ». Les Juifs se sont sentis dépossédés et ont estimé que leur Livre était détourné. Il est compréhensible que quand le christianisme se comprend comme ayant opéré une relève du judaïsme, allant parfois jusqu’à le nier et à affirmer être désormais le «vrai Israël», le judaïsme se sente dépossédé, blessé, révolté. Pour ma part, j’estime qu’entre le christianisme et le judaïsme, il n’y a pas à penser en termes de substitution. A mon sens, la différence entre christianisme et judaïsme est celle d’une gestion différente du même héritage face au monde. Le judaïsme, c’est l’élection, la particularité, avec une Loi spécifique, comprenant 613 commandements et que seuls les Juifs ont à appliquer. Le christianisme se veut universel - le même Dieu est à tous -, s’installe dans le monde des nations et ne reprend de la Loi que le Décalogue, la morale et non la ritualité. Pour ma part, j’ai notamment voulu montrer que chacune des deux positions a ses forces et que chacune a ses faiblesses ou ses risques propres.Shmuel Trigano, Pierre Gisel, David Banon, « Judaïsme et christianisme, entre affrontement et reconnaissance », 122 pages, éd. Bayard, octobre 2005.