Denis Müller ou «le courage d'exister et la grâce de vivre»*

Denis Müller ou «le courage d'exister et la grâce de vivre»*

Denis Müller, un des éthiciens les plus connus du public, donne sa leçon d'adieu le jeudi 6 juin à l'Uni-Bastions à Genève à 18h30. A peine retraité, il a déjà accepté d'aller enseigner un semestre à la Faculté de théologie de Montpellier.



ProtestInfo: Vous arrivez au terme d’une longue carrière d’enseignant. Y a-t-il des grandes questions qui ont sous-tendu votre enseignement durant ces vingt-cinq ans?

D.M.: Quand un homme se penche sur son passé et essaie de faire un bilan, c’est effectivement une bonne question. On a pu penser que j’avais évolué au fil des années et que j’avais beaucoup changé, que je me serais dilué dans la sécularité et dans la laïcité. Mais, sur l’ensemble de mon parcours, j’ai gardé la passion pour la théologie en tant que telle.

Je pense que je suis toujours resté sur quelques grands thèmes fondamentaux, en particulier la place de la théologie dans la société, dont l’éthique fait forcément partie. Au fond, je n’ai jamais quitté la théologie systématique que j’ai toujours comprise comme une unité profonde de la dogmatique et de l’éthique.

Si vous étiez un jeune enseignant, vos centres d’intérêt seraient-ils les mêmes, ou pensez-vous que des questions différentes se posent aujourd’hui?

Je pense qu’aujourd’hui je commencerais de manière plus frontale par la théologie que par l’éthique. Quand j’ai été nommé professeur d’éthique à Lausanne en 1988, l’éthique, notamment faite par les théologiens, tenait le haut du pavé. Aujourd’hui, l’éthique théologique est moins évidente.

Davantage de gens des autres facultés se sont intéressés à l’éthique; les philosophes s’y sont remis sérieusement, et il y a donc plus de concurrence et de diversité. La question, aujourd’hui, est donc plutôt celle de la coloration particulière que donne la foi chrétienne à la réflexion éthique.

Quel regard portez-vous sur votre implication dans la vie de la société?

Je défends à la fois une éthique d’accompagnement et une éthique de protestation. A certains moments, la parole chrétienne doit encourager des choses qui semblent aller dans le sens de l’Evangile. Et il y a bien sûr toujours un temps pour l’opposition. Par exemple, j’ai toujours été en faveur du partenariat civil pour les personnes homosexuelles, pour lequel j’ai joué un rôle de pionnier en Suisse romande, mais je ne suis pas favorable au mariage pour tous.

C’est ma position depuis longtemps, et qui m’a valu d’être considéré comme fasciste à Montréal et comme laxiste à Lausanne. J’aime le paradoxe, prendre à rebrousse-poil l’opinion publique, ne pas toujours être dans la ligne attendue, et je pense que l’Evangile nous encourage à ce genre de liberté.

D’où vous vient cette implication sociale et politique?

Je suis fils d’ouvrier et j’ai toujours été de gauche, parce que j’ai vu mon père humilié par certains patrons. Il travaillait dans une imprimerie à Neuchâtel et j’ai toujours aimé la presse et les journaux. Et j’ai humé l’odeur des rotatives en voyant mon père rentrer du travail de nuit, où il livrait L’Express de Neuchâtel. Mais ma première religion, c’était le football. J’ai donc toujours été attiré par le stade et l’espace public, cette autre forme de stade, alors que - ça peut étonner - j’étais assez timide quand j’étais enfant.

J’ai aussi toujours été sensible à la dimension politique. Je pense qu’il n’y aurait pas d’éthique ni de théologie s’il n’y avait pas quelque part un sentiment d’injustice. J’aime commenter le premier chapitre de l’épître aux Romains, où Paul parle de l’impiété et de l’injustice. Je tiens beaucoup à cette corrélation entre l’impiété - en termes modernes, le problème de l’athéisme - et l’injustice.

Y a-t-il un devoir du théologien à faire entendre sa voix dans la société d’aujourd’hui?

Il y a plusieurs places dans la maison du Père, plusieurs charismes. Je ne suis pas un érudit comme le sont certains de mes collègues. Je suis un généraliste, ce qui correspond mieux à ma forme d’esprit. Mais j’ai beaucoup d’admiration pour ces grands savants qui n’apparaissent dans les médias ou dans la presse que pour parler de leur travail d’érudit.

En ce qui me concerne, je me suis étalé dans la presse avec plaisir. Comme tout le monde, j’ai besoin de reconnaissance, et j’aime aussi être reconnu dans la rue parce que les gens m’ont vu à la télévision ou dans le journal. Mais je suis aussi conscient du fait que ce n’est pas parce qu’on est tout le temps dans les médias qu’on est engagé; il faut que l’engagement se traduise par des actes.

J’ai parfois gardé silence sur des problèmes difficiles. Il arrive qu’un autre auteur résume très bien ce que je ressens, et grâce à Facebook, je peux simplement dire «j’aime». A certains moments, les idoles, les criminels ou les gens qui parlent faux, tombent tous seuls comme des fruits mûrs. Parfois, il faut contribuer à donner le coup de hache. Mais les chrétiens, et ils le savent par expérience, ne sont pas toujours du côté des causes victorieuses. Ils sont souvent aussi du côté des vaincus parce qu’ils se sont trompés, ou des victimes parce qu’ils ont malgré tout choisi la bonne cause.

Quel lien avez-vous avec les Eglises de Suisse romande?

Mon lien aux Eglises a parfois été très étroit, lorsque j’étais membre de synodes ou que je faisais des formations de pasteurs ou d’adultes. A d’autres moments, il s’est fait de manière indirecte. J’ai été membre de la commission de consécration de l’EERV et de la commission des ministères de l’Eglise de Genève.

Comme professeur d’éthique, j’ai formé des étudiants et des futurs pasteurs, ce qui est évidemment une implication forte. Ce lien, pour moi, passe beaucoup par le canal de l’amitié interpersonnelle. J’ai donc peut-être été moins directement actif ces dernières années dans l’institution ecclésiastique. J’ai pris du recul aussi. On n’est plus à l’époque où le professeur de théologie était considéré comme un gourou.

Avez-vous des regrets?

Oui, bien sûr! J’ai toujours essayé d’avoir - j’avais cet adage quand j’étais doyen à Lausanne - 51% de plaisir, 49% d’embêtements. C’est un peu volontariste, c’est un peu velléitaire, parce que quand on est dans le trou - et je l’ai été dans ma carrière - il n’y a pas de potion magique ou de poudre de perlimpinpin. Au sens professionnel, j’ai connu des déceptions: la fin de la Vie Protestante romande, la fin du Louverain, la crise de la théologie en Suisse romande et en particulier à Lausanne.

Mais la vie continue. En disant cela, je me vois au cimetière le jour de l’enterrement de mon père, un des deuils les plus cruels que j’ai connus; et pendant le service funèbre, au bord de la tombe d’une des personnes les plus chères de ma vie, je me souviens avoir vu le soleil sur le lac de Neuchâtel. On est au fond du trou, mais la lumière de la résurrection luit au-dessus de nous. Je garde cet élément fondamental de la foi chrétienne comme une espérance, et dans ma carrière professionnelle j’ai aussi eu des Golgothas, des samedis saints et des lundis de Pâques.

Quels sont vos projets pour les années à venir?

Ils ne sont pas formalisés, parce que je veux aussi me laisser vivre la retraite. Personne ne peut avoir l’expérience de la retraite avant d’y être, donc c’est toutes proportions gardées la même chose que la mort en un peu moins grave. J’ai des projets partiels: j’ai accepté d’enseigner à Montpellier pour un semestre. J’ai un projet de plus long terme, qui est de reprendre, seul ou accompagné, la traduction de l’Ethique de Bonhoeffer, dont on n’a toujours pas d’édition critique en français.

Je vais accepter des mandats académiques ou d’autres, comme de la consultance en éthique pour les travailleurs sociaux. Mais j’espère tout de même qu’un retraité a un peu plus de temps que quelqu’un qui est en pleine activité. J’ai envie de continuer à cultiver mes hobbies. Et puis j’écrirai selon l’inspiration.

J’aimerais écrire deux ou trois choses très pointues, mais je ressens aussi le besoin d’écrire un ou deux livres ou essais de grande vulgarisation. De dire en cent pages ce que sont pour moi la foi, ce que je crois, ou l’éthique, de manière simple. Comme j’ai la réputation d’être compliqué, c’est un grand défi; je sais que je suis capable de le faire, mais cela demande beaucoup d’inspiration!

Un quotidien vous a récemment qualifié d’«apôtre de la divine surprise». Vous sentez-vous un tempérament d’apôtre?

J’ai toujours adoré prêcher, mais je n’ai pas un tempérament naturellement missionnaire, prosélyte. Je ne suis pas angoissé par l’état de l’Eglise et du monde, par la peur qu’il n’y ait pas assez de chrétiens. En même temps, lorsque je vois mes enfants se rapprocher de l’Eglise, ou bien se rapprocher du bouddhisme, cela m’interpelle: qu’est-ce que je leur ai transmis? Je ne viens pas d’une famille pastorale, je ne suis pas comme ces camarades que j’ai connus en faculté qui étaient la huitième génération de pasteurs de la famille. Cette transmission obligatoire, je ne l’ai jamais connue.

J’ai grandi dans un milieu relativement peu pratiquant, qui me faisait aller à l’église mais qui n’y venait pas. Pour devenir pasteur, j’ai dû répondre à une vocation. Mais je ne me sens pas apôtre. Prédicateur oui, apôtre non. Je ne me sens pas redevable à moi tout seul, comme pasteur, de l’advenir de l’Eglise. Ce n’est pas mon charisme. Il y en a bien d’autres qui le font, mieux que moi et à ma place.

INFOS

  • A l’occasion du départ à la retraite du professeur Müller, la Faculté de théologie de l’Université de Genève organise un colloque d’adieu les 5 et 6 juin autour du thème: «Le courage et la grâce - l’éthique et la théologie entre militance et transcendance». A l’issue de ce colloque, le professeur Müller donnera sa leçon d’adieu intitulée *«Le courage de penser et la grâce de vivre, où il devrait apparaître qu’“Adieu” ne se dit pas sous la forme de “leçon”». Sa leçon inaugurale en 1988 à Lausanne s'appelait elle «L'accueil de l'autre et le souci de soi».

    L’entrée au colloque est libre. Le programme détaillé est disponible sur le site de l’Université de Genève.
  • Le magazine "A vue d'esprit" sur RTS Espace 2 lui consacre une série de cinq émissions dès le 17 juin.

  • Un autre hommage au professeur Müller sera organisé autour d’une de ses passions, le cinéma, le 20 juin à 19h00 à la Cinémathèque de Lausanne. La projection du film «Hunger» de Steve McQueen sera suivie d’un débat avec Denis Müller, Frédéric Maire, directeur de la Cinémathèque Suisse, Thomas Römer, professeur à la Faculté de théologie et de sciences des religions à Lausanne et au Collège de France, et Suzette Sandoz, ancienne conseillère nationale et professeur honoraire de l’université de Lausanne.

    Entrée : Fr. 10.-

Cet article a été publié dans :

Le quotidien genevois Le Courrier le 8 juin.