Kierkegaard – relu par les écrivains

Kierkegaard – relu par les écrivains

Il est assez normal que l’œuvre de Kierkegaard ait influencé les philosophes et les théologiens. Chez les premiers, c’est le cas de tous les philosophes qui se rattachent à l’existentialisme dans son acception large: Martin Heidegger, Karl Jaspers, Gabriel Marcel, Emmanuel Mounier, mais aussi Jean-Paul Sartre ou Martin Buber, ou encore Paul Ricœur.

, professeur de théologie

Du côté des théologiens, il faut mentionner Karl Barth (dans une première phase en tout cas, puisqu’il dira plus tard qu’il faut aller à l’école chez Kierkegaard, mais ne pas y rester !), Rudolf Bultmann ou Paul Tillich.

Ce que l’on sait moins, c’est que de nombreux écrivains ont eux aussi été marqués par le philosophe danois. Je me contenterai ici de mentionner les deux grands auteurs suisses alémaniques du XXe siècle, Max Frisch et Friedrich Dürrenmatt (photo)*. Chez les deux, on retrouve des traces significatives de la pensée de Kierkegaard.

Dans sa pièce de théâtre Don Juan ou l’amour de la géométrie, Max Frisch met en scène des relations amoureuses ressemblant fortement à celles que Kierkegaard thématise dans ce qu’il appelle la sphère d’existence esthétique. La figure du Don Juan y joue justement un rôle décisif, puisque le héros de l’opéra de Mozart n’a de cesse de séduire femme après femme, fuyant sans cesse de l’une à l’autre.

Mais la trace la plus claire chez Frisch se trouve dans le roman Je ne suis pas Stiller. On peut y lire, en exorde, deux citations de l’ouvrage Ou bien – ou bien. Et le héros principal est bien devant une alternative kierkegaardienne: accepte-t-il d’être celui qu’il fut jadis, cet Anatole Stiller qu’il avait fui il y a quelques années en disparaissant, ou persiste-t-il à prétendre à cette nouvelle identité avec laquelle il est revenu en Suisse, niant l’identité ancienne?

Dans les années septante, lorsqu’il traversera une grande crise, Dürrenmatt s’inspirera des journaux intimes de Kierkegaard pour développer un nouveau style d’écriture de soi, qui se traduira dans les deux volumes des Stoffe, extraits de plus de 20’000 pages de manuscrits!

Ainsi, Stiller lutte désespérément avec son identité, sans pouvoir se trouver soi-même. Son procureur lui demandera, tout en lui prêtant des ouvrages de Kierkegaard, si l’on peut s’accepter soi-même sans accepter en même temps une instance suprême, sans accepter d’être accepté par Dieu?

Peu avant de mourir, Dürrenmatt dira dans un texte autobiographique: «En tant qu’écrivain, je ne suis pas à comprendre sans Kierkegaard.» Dans ce même passage, il raconte qu’il avait déjà lu des ouvrages du philosophe danois durant ses études, en pleine Seconde Guerre mondiale, projetant même d’écrire une thèse de doctorat sur «Kierkegaard et le tragique», qu’il n’écrira finalement jamais.

Mais Kierkegaard l’accompagnera, non seulement du point de vue de ses contenus, mais aussi dans la manière de concevoir son œuvre. De manière répétée, Dürrenmatt associe son humour à celui de Kierkegaard, et les figures de croyants qu’il met en scène dans ses pièces expriment leur foi de manière paradoxale, comme une joie dans la souffrance, comme une force dans l’impuissance, comme une victoire dans la défaite.

Dans les années septante, lorsqu’il traversera une grande crise, Dürrenmatt s’inspirera des journaux intimes de Kierkegaard pour développer un nouveau style d’écriture de soi, qui se traduira dans les deux volumes des Stoffe, extraits de plus de 20’000 pages de manuscrits!

Le thème de la grâce habite l’œuvre de Dürrenmatt, surtout dans ses débuts, et on y retrouve des accents kierkegaardiens. À cet égard, en lien avec un récit à l’origine de la pièce Un ange vient à Babylone, Dürrenmatt se démarque de Kafka en disant: «Chez Kafka, la grâce n’arrive jamais; chez moi, elle suscite la perdition.»

  • *Le mardi 4 juin 2013, à 19 heures, Pierre Bühler donnera une conférence au Centre Dürrenmatt, à Neuchâtel, à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Kierkegaard, sur: «Kierkegaard – source d’inspiration pour Dürrenmat.»