Le monothéisme en question

Le monothéisme en question

Malgré les méfaits indicibles du national-socialisme et des diverses incarnations du communisme (de Staline à Pol Pot) au siècle dernier, deux idéologies athées ou du moins fortement opposées aux messages des religions historiques, un grand nombre de personnes sont convaincues, de nos jours, que les religions sont les principales causes de la violence dans le monde. Est-ce surprenant?

, professeur à l'Université de Genève

Après tout, nous vivons dans un monde encore profondément marqué par les attentats terroristes du 11 septembre, et nous sommes les témoins plus ou moins éloignés de diverses tentatives, même tout récemment (le marathon de Boston), qui visent à terroriser les populations civiles soi-disant au nom de l’islam (il s’agit en fait de diverses formes de l’islamisme radical fanatique). On peut donc comprendre comment il peut paraître «évident», aux yeux de beaucoup d’entre nous, que les religions, principalement les traditions monothéistes, sont nocives, qu’elles favorisent la haine de l’autre et la violence.

Le monothéisme a changé l’histoire de l’humanité

Selon l’égyptologue allemand Jan Assmann, professeur à l’Université de Heidelberg, le monothéisme a profondément changé l’histoire de l’humanité, mais pas pour le meilleur. Selon Assmann, les religions monothéistes ont «introduit une nouvelle forme de haine dans le monde: la haine dirigée contre les païens, les hérétiques, les idolâtres et leurs temples, leurs rites et leurs dieux» (Le prix du monothéisme, Paris, Aubier, 2007, p. 29). Qui dit monothéisme dit «un seul vrai Dieu», et donc une opposition par rapport à toutes les autres divinités, y compris les idoles présentes au sein même de la tradition monothéiste dont on fait (éventuellement) partie.

Cette thèse est loin d’être nouvelle. David Hume, le grand philosophe des Lumières anglaises, qui était par ailleurs convaincu, comme beaucoup d’autres déistes de son temps, du «progrès» que représentait la foi monothéiste dans l’histoire de l’humanité, comparait comme suit le monothéisme et le polythéisme dans la neuvième section de son Histoire naturelle de la religion, publiée en anglais 1757 et traduite en français deux ans plus tard: le «théisme» (c’est-à-dire le monothéisme), «par ses conséquences naturelles», parce qu’il «tourne sa dévotion vers un seul objet, […] regarde tous les autres cultes comme également absurdes et impies. […]»

«Toutes les sectes positives [c’est-à-dire spécifiques] dans leurs articles de foi, les croient les seuls agréables à la Divinité: personne d’ailleurs ne pouvant se mettre dans l’esprit que Dieu se plaise également à des principes et à des rites différents et contraires, il est naturel que les sectes s’animent les unes contre les autres, et que chacun décharge sur ses rivales ce zèle, ou plutôt cette haine sacrée, la plus furieuse et la plus implacable de toutes les passions.»

Il suffit selon lui de lire les récits de voyages dans des pays exotiques (et polythéistes) pour être «frappé de l’esprit tolérant des Idolâtres». Bref, «[a]utant que le Polythéisme est tolérant, autant voit-on d’intolérance dans les Religions qui maintiennent l’unité de Dieu.» La messe est dite: «Rien n’est plus doux ni plus sociable que le Polythéisme.» Malgré les persécutions qu’il endure continuellement aux mains des monothéistes, l’«idolâtre» est «toujours prêt à tendre la main et à composer à l’amiable».

«Puissance de négation»

Il y a une part de vérité dans la thèse de Hume, comme dans celle d’Assmann. Le monothéisme recèle en effet en son sein une «puissance de négation», qui s’exprime parfois (d’aucuns diront: «souvent») de manière violente. Nier ce fait révélerait l’absence de réflexion véritablement critique sur la religion.

Mais n’en va-t-il pas de même de la thèse opposée, qui ne voit pas en quoi les traditions monothéistes, avec leur «puissance de négation», peuvent s’opposer précisément à ce qui est mortifère dans une société et dans notre monde (le racisme, le militarisme effréné, l’oppression des femmes, l’homophobie, la xénophobie)?

Autrement dit, en parlant de la «puissance de négation» des religions monothéistes, on n’a pas encore dit grand-chose, car tout dépend de ce qui est nié ou refusé! Toute personne convaincue du caractère foncièrement nocif des traditions monothéismes se doit d’expliquer en quoi des chrétiens comme Martin Luther King, Jr., Madeleine Barot, Karl Barth ou André Trocmé, parmi tant d’autres croyants chrétiens, juifs et musulmans, ont favorisé la haine et la violence.

Or c’est au nom de leur foi (en l’occurrence chrétienne, marquée par le protestantisme) que ces figures du siècle dernier ont été artisans de paix, ont tenté d’abolir certaines barrières raciales, ont combattu divers régimes racistes, ont sauvé des centaines de vies humaines (c’est le cas d’André Trocmé, le pasteur du Chambon-sur-Lignon, en Haute-Loire, pendant la Deuxième Guerre mondiale), souvent sans faire acception de personne, c’est-à-dire, dans le cas de Trocmé, sans privilégier celles et ceux qui faisaient partie de leur propre tradition religieuse.

Mêmes les religions orientales ont leurs fanatiques

On va donc bien vite en besogne quand on met tout le monde dans le même sac, quand on opère de manière simpliste en situant telle religion (l’islam vient bien entendu à l’esprit de beaucoup) du côté de la violence, telle(s) autre(s) du côté de la tolérance et de la paix. Mêmes les religions orientales ont leurs fanatiques, même s’ils sont moins nombreux que dans l’islamisme, cette perversion de l’Islam qui s’en prend même aux musulmans.

Le monothéisme, en confessant un Dieu unique, peut certes encourager le patriarcalisme et une conception hiérarchique, autoritaire – et mâle ! Dieu est «Père», après tout, en christianisme; le mâle risque donc d’y devenir divin, comme l’avait dit la théologienne féministe Mary Daly – du pouvoir. Mais il peut également conduire à une critique radicale, au nom de Dieu, de toute prétention totalitaire ou autoritaire.

La «force transcendante interrogative» des traditions monothéistes, selon l’expression du théologien catholique Christian Duquoc, peut être dirigée à bon escient dans notre monde. C’est ce que Paul Tillich appelait le «principe protestant» (qui dépasse le phénomène historique du protestantisme), à savoir la critique radicale de toute prétention humaine à posséder l’absolu ou à l’incarner dans telle ou telle réalité de ce monde.

Nécessité pour la religion d’être critiquée

Mon propos paraîtra apologétique aux yeux de certains. Or je suis convaincu de la nécessité pour la religion d’être critiquée. La religion est bien trop sérieuse (et potentiellement dangereuse, mais aussi potentiellement fructueuse) pour que quiconque puisse souhaiter qu’elle échappe à la critique.

Elle mérite toutefois d’être critiquée avec intelligence, c’est-à-dire de manière véritablement critique, sans dogmatisme et donc sans a priori, soit positif, soit négatif. L’apologétique facile ne fait qu’appeler la critique purement négative – qui est toute aussi partielle, incomplète –, et vice-versa. La réflexion proprement critique sur la religion est une des tâches essentielles des théologies juives, chrétiennes et musulmanes, aujourd’hui encore, aujourd’hui plus que jamais.

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