«Karl Barth nous oblige à une pensée critique»

«Karl Barth nous oblige à une pensée critique»

Que reste-t-il du commentaire de l’Épître aux Romains du théologien suisse Karl Barth cent ans plus tard? En 1919, son livre a bouleversé la théologie. Pour commémorer cet ouvrage, l’Université de Genève organise un colloque international du 5 au 7 juin prochain. Interview de François Dermange et Andreas Dettwiler, coorganisateurs de l’événement.

En 1919, au sortir de la Première Guerre mondiale, le jeune Karl Barth âgé de 33 ans publie un commentaire de l’Épître aux Romains, texte majeur du Nouveau Testament envoyé par Paul à l’Église de Rome. Dans cette Épître, l’apôtre développe sa vision du salut et de la foi. Les différentes interprétations de cette lettre ont amené à faire évoluer le christianisme, entraînant notamment la Réforme. Polémique et audacieux, le commentaire du pasteur bâlois est devenu une des œuvres majeures de la théologie du XXe siècle. Cent ans après sa publication, l’Université de Genève questionne son actualité dans le cadre d’un colloque international, du 5 au 7 juin. Rencontre avec les professeurs François Dermange et Andreas Dettwiler, membres du comité d’organisation.

En quoi le commentaire de KB est-il novateur pour son époque ?

FD: Avec ce commentaire Karl Barth apparaît comme un ovni. Il n’appartient à aucun mouvement du protestantisme du XIXe siècle. Il essaie de restituer la fraicheur et l’idée fondamentale de l’Épître aux Romains cherchant son intuition profonde pour en donner une actualisation pour son époque. Son ouvrage est un formidable coup de pied dans la fourmilière. 

AD: Karl Barth fait l’effort de repenser la théologie différemment par le biais d’une nouvelle lecture des textes bibliques. C’est un commentaire d’un genre littéraire très particulier qui croise constamment plusieurs disciplines et univers de pensée. Luther et Calvin, mais aussi Goethe, Kant, Kierkegaard, Nietzsche et beaucoup d’autres sont abondamment cités. Barth est parfaitement familier avec les débats de l’analyse historico-critique de l’époque, mais il considère que trop d’interprètes s’arrêtent à la simple explication historique du texte, sans se confronter aux véritables interrogations que pose le texte biblique. Il conçoit son livre non pas comme une conversation entre quelques spécialistes sur Paul, mais une conversation avec Paul sur Dieu.

Qu’est-ce qui ressort principalement de sa lecture de l’Epître aux Romains ?

FD: Barth ne va pas regarder les choses à partir de l’être humain, mais à partir de Dieu. Tout le XIXe siècle prône la liberté de l’homme. À l’opposé, Barth choisit de partir de la liberté de Dieu. Ainsi, sa pensée ne peut être que dialectique. Il y a la nécessité de vivre selon la volonté de Dieu et en même temps l’impossibilité de le faire si l’on veut vraiment prendre sa volonté au sérieux. Mais cela n'est ni désespérant ni culpabilisant si l'on comprend que chaque fois que Dieu nous «juge» pour nous faire voir qui nous sommes vraiment, c'est pour nous faire grâce. Cela brise tout projet de construction d'un idéal de vie «bonne » et a fortiori de civilisation chrétienne. De plus, Barth nous alerte sur le danger de toutes les idéologies, à commencer par les idéologies religieuses. Tout programme de transformation de l'humain ou de la société ne peut être qu'une idéologie. Barth nous oblige à une pensée véritablement critique.

Dans quel contexte se trouve Karl Barth quand il écrit son commentaire? 

FD: Barth a reçu une formation très classique, nourrie du meilleur de la théologie allemande particulièrement libérale, c’est-à-dire qu’elle pense que le christianisme peut non seulement être traduit en raison, mais être également un profond vecteur pour transformer la culture. Puis, alors qu’il est jeune pasteur, il vit un choc quand travaillant dans une paroisse ouvrière, en Suisse allemande, il découvre les inégalités sociales, les difficultés de la vie quotidienne et les mouvements de christianisme social.

AD: S’ensuit un second traumatisme avec la Première Guerre mondiale et le fait que la majorité des grands théologiens allemands que Barth admirait tant soutient l’entrée en guerre de l’Allemagne.

FD: Ses beaux projets de civilisation se perdent dans les tranchées. Il ressent une profonde déception non seulement vis-à-vis de ses maîtres, mais également face au projet d’une meilleure civilisation dont le christianisme en serait le moteur. Il se rend compte qu’il faut repenser la théologie sur de nouvelles bases, qui ne soient ni libérales ni sociales.

Quelle est la pertinence de ce commentaire pour aujourd’hui?

AD: Ce qui m’impressionne le plus, c’est l’extraordinaire liberté et l’audace critique de la pensée de Barth qui traverse ce texte de A à Z. En méditant le texte de Paul, il découvre un Dieu tout autre qui ne se laisse jamais domestiquer, jamais instrumentaliser ni d’un point de vue politique ni d’un point de vue religieux. Il y a dans ce texte une critique rafraichissante contre toute religion, la chrétienne incluse.

FD: Plus que jamais notre société est désabusée face au religieux et aux institutions politiques et sociales. Parallèlement, elle a soif de spiritualité. Barth assume pleinement cela. Mais plutôt que se retrancher dans une recherche simplement personnelle, il nous invite à nous engager dans la liberté, dans les institutions religieuses et politiques, sans illusions excessives, mais sans pessimisme non plus. Dans leurs limites, les institutions sont comme nous, faillibles, mais prises dans le mouvement de la grâce. Aux hésitants, il dira «ose t'engager» et à ceux qui sont dedans: «garde tes distances et ta liberté!» 

Et qu’est-ce qui vous semble dépassé dans ce commentaire? 

FD: Le commentaire des Romains me semble beaucoup plus actuel que son oeuvre ultérieure, car Barth essaie vraiment de retrouver la fraîcheur et le caractère provocant du texte, même si nous avons beaucoup perdu de ses références culturelles, notamment sur ses interlocuteurs. 

AD: Il faut avoir un long souffle pour lire ce texte dans son intégralité! Barth lance sans cesse des piques contre les exégètes et théologiens de son temps et fait constamment allusion aux événements de l’époque auxquels nous ne sommes plus familiers. 

Vous sentez-vous barthiens?

AD: Non, je l’ai lu quand j’étais jeune étudiant et j’ai eu de la peine à entrer dans son style redondant et circulaire. Ces derniers mois pourtant, j’ai eu un immense plaisir à étudier son interprétation de l’Épître aux Romains. En l’analysant, j’ai appris tout autant sur Barth et sa théologie que sur la théologie de l’apôtre Paul!

FD: Karl Barth fait partie de la petite poignée de théologiens les plus inspirants. Pourtant je ne suis pas «barthien». Lui-même ne l'aurait d'ailleurs pas voulu. Le seul qu’il nous faut suivre, c’est le Christ. 

Informations sur le colloque

Du 5 au 7 juin, l’Université de Genève organise un colloque international en français, allemand et anglais commémorant les cent ans de la publication du commentaire de l’Épître aux Romains du théologien suisse Karl Barth (1886 - 1968). Intitulé «Le Römerbrief de Karl Barth 100 ans plus tard, quelle actualité», cet événement rassemble une trentaine de théologiens, politologues, philosophes et historiens. Les conférences sont gratuites et ouvertes à tous sur inscription, et se déroulent à l’Uni Bastions. À l’issue du colloque, une récréation musicale autour de Mozart, particulièrement apprécié de Karl Barth, aura lieu à 18h30 au Théâtre les Salons (Rue J-F Bartholoni 4, Genève).