Promesses et illusions du football, ce miroir de nous-mêmes

Promesses et illusions du football, ce miroir de nous-mêmes

Chaque mercredi, Protestinfo donne carte blanche à un chroniqueur. Professeur honoraire depuis août 2013, Denis Müller a enseigné l’éthique théologique et appliquée à l’Université de Lausanne (depuis 1988) et à celle de Genève (depuis 2009). Il est notamment l’auteur d’un ouvrage intitulé «Le football, ses dieux et ses démons. Menaces et atouts d’un jeu déréglé», Genève, Labor et Fides, 2008 (Le Champ éthique).

Le Mondial de football revient tous les quatre ans comme une liturgie bien huilée, avec ses émois d’avant-tournoi, ses drames à géométrie variable et ses troisièmes mi-temps pas forcément amusantes ou rassurantes. Au terme des huitièmes de finale, où tous les vainqueurs de groupes se sont qualifiés, parfois à l’arraché, l’opinion publique et les médias semblent avoir tout oublié ou presque des problèmes du Brésil, pourtant fort bien évoqués juste avant le tournoi. C’était déjà la même chose en Afrique du Sud il y a quatre ans, mais à vrai dire beaucoup moins en Allemagne en 2006 –les Eglises et les paroisses avaient fait un travail remarquable d’accompagnement, l’éthicien et évêque luthérien Wolfgang Huber étant allé jusqu’à recommander aux pasteurs de projeter les matches dans les Eglises– occasion d’organiser ensuite des débats critiques!

Mais il a été bien relevé par plusieurs commentateurs ou journalistes que si nous devions vivre l’élimination du Brésil avant la finale ou même sa défaite dimanche 13 juillet, la réaction des Brésiliens pourrait prendre une dimension dramatique et dangereuse. On avait déjà observé en Argentine, en 1978, combien la victoire «programmée» de l’équipe de Mario Kempes était liée au désir de la junte du dictateur Videla de mettre le football au service de son affreux régime. La situation est bien différente dans ce pays émergent et fragile qu’est le Brésil de Dilma Roussef. D’aucuns ont essayé de tirer des parallèles entre la remontée de popularité et de performance évidentes des Bleus et la situation du gouvernement Hollande. On verra bien.

Ce qui est sûr, c’est que le journal L’Equipe est très vite retombé dans ses annonces dithyrambiques annonçant l’avènement d’un monde nouveau ou presque. Si la France gagne, Hollande a décidé de décaler le défilé du 14 juillet. L’équipe de France a «ridiculisé» l’équipe nationale suisse jugée très faible par la presse française, mais cela n’a pas empêché certains commentateurs de crier à une victoire de valeur exceptionnelle. Il faudrait savoir! Des équipes comme la Belgique et la France sont à juste titre très heureuses d’être revenues dans les «huit meilleures équipes» du monde, mais pensent-elles de même du Costa Rica? Ici aussi, on verra bien, lors des huit dernières confrontations prévues.

Le leurre du vidéoarbitrage

Concernant la sanction de la Commission d’éthique de la FIFA contre Luis Suarez (Uruguay), sorte de mordillo récidiviste, on a pu faire valoir, comme l’arbitre français Stéphane Lannoy par exemple, que cette décision était lourde et que le joueur français Mamadou Sakho aurait pu être puni tout aussi sévèrement pour son coup de coude à un joueur de l’Equateur. Pourtant, les commentateurs français n’ont que très peu parlé du fait qu’Olivier Giroud aurait dû recevoir un carton jaune pour jeu dangereux, dans l’action qui a conduit Steve von Bergen à l’hôpital puis directement en Suisse. Mais on voit bien les limites de ces décisions a posteriori. La FIFA a bien raison de ne pas entrer dans le jeu d’une modification subséquente des résultats, car cela deviendra ingérable.

Quant au vidéoarbitrage, on voit bien qu’il ne peut être que partiel: la technique de la ligne de but est une sérieuse amélioration, mais la vidéo ne serait d’aucune utilité pour décider de la simulation du joueur brésilien Fred sur le penalty accordé contre la Croatie, par exemple.

Par rapport à ce que j’écrivais en 2008 («Le football, ses dieux et ses démons», Labor et Fides), j’ai donc un peu évolué sur la vidéo: la goal-line technology est un indéniable progrès, mais on voit bien que cela ne veut pas dire passage complet à la vidéo, ce qui deviendrait non seulement impraticable, mais contraire à l’éthique de responsabilité individuelle (celle de l’arbitre). Une dose de vidéoassistance ne signifiera donc jamais le vidéoarbitrage intégral, qui reviendrait à remplacer l’homme par la machine et par la technologie. L’arbitre doit rester un herméneute.

Sur la FIFA, mon sentiment est devenu beaucoup plus négatif et critique. Je l’avais déjà pressenti en 2010, lors de mon séjour en Afrique du Sud, en observant la dictature culturelle quasi policière de la FIFA sur son environnement immédiat (Coca Cola obligatoire, Budweiser et compagnie). Mais le Qatargate a fait déborder le vase. Je pense que la plupart des critiques émises depuis longtemps par Andrew Jackson contre la FIFA sont largement justifiées. Et ce n’est pas l’attitude assez misérabiliste de Michel Platini peu avant le Mondial brésilien qui nous aura rassurés.

La chance et le destin

Finalement, nous sommes avec le sport de haute compétition, malgré ses immenses enjeux économiques et nationalistes, dans l’ordre du hasard et de la chance. Autant le reconnaître. Chance des Brésiliens (la séance de tirs au but contre le Chili, peu après un tir sur la latte des Chiliens à l’extrême fin des prolongations): Dieu est brésilien, mais jusqu’à quand? Alors Dieu est aussi argentin, si j’en juge par la tête de Dzemaili contre «le poteau de Rio», à la dernière seconde de la terrible et imméritée défaite de la Nati en huitième de finale, hier soir. Je préfère cette remarque que m’avait faite un jour Miroslav Blazevic, aux Geneveys-sur-Coffrane, quand il entraînait Neuchâtel-Xamax (il avait joué contre Maradona et terminé 3e de la Coupe du monde en France, comme entraîneur casqué de la Croatie): «Le onzième critère d’une bonne équipe de football, c’est la chance!» La France, les Pays-Bas, le Brésil, l’Allemagne, l’Argentine: ce sont les favoris maintenant, de toute évidence. Les outsiders belges, costariciens ou colombiens brouilleront-ils les cartes?

Hériterons-nous d’une dramatique finale fermée entre le Brésil et l’Argentine, d’une revanche entre les Pays-Bas et l’Allemagne ou bien serons-nous surpris par une finale ouverte entre les Pays-Bas et la France, ou bien encore assisterons-nous à une énorme surprise de la part de la Colombie ou de la Belgique? Les paris sont ouverts. Qu’on ne vienne pas nous dire qu’un plan divin préside à cette belle loterie passagère, à la fois futile et tragique. Que le plus chanceux gagne. Mais n’oublions pas les larmes des perdants, et la classe des vaincus. Sic transit gloria mundi. Et la vie continue. Avec ses défaites et ses victoires. Ses questions. Ses drames. Ses chances.