Un «Regard d’Or» pour les oubliés de l’Empire

Un «Regard d’Or» pour les oubliés de l’Empire

Le documentaire «Three Sisters», du réalisateur chinois Wang Bing remporte le Grand Prix (Regard d’Or) et le prix œcuménique du Festival international de films de Fribourg. Trois fillettes s’affairent autour d’un feu. Ying, 10 ans, organise la vie familiale et s’occupe de ses deux jeunes sœurs, Zhen, 6 et Fen, 4 ans.

Par Anne-Sylvie Mariéthoz

Aucun adulte n’intervient pendant un temps remarquablement long, et l’on comprend qu’elles vivent seules sous l’autorité de l’aînée, dans cette masure insalubre qui leur sert d’abri. Enfin arrive le père - qui était parti travailler en ville – et s’ouvre alors une parenthèse de tendresse, entre deux épisodes de solitude. Car il repart bientôt en emmenant les deux cadettes, laissant Ying encore plus seule sous la garde de son grand-père, dans ce village retiré situé sur les hauteurs du Yunnan.

Un autre versant de la Chine

Seul documentaire en compétition cette année au FIFF, «Three Sisters» a séduit le jury œcuménique autant par son parti pris – de s’intéresser aux exclus de la croissance – que par ses grandes qualités formelles. Filmée à hauteur d’enfant, cette histoire touche par son extrême simplicité et la discrétion observée par son auteur, «qui nous incite à l’empathie, bien plus sûrement que des effets sensationnels», souligne Marie Thérèse Maeder du jury œcuménique.

Les scènes d’intérieurs se passent très souvent autour du feu – foyer, source de lumière et de chaleur tout à la fois. Elles nous captivent par leur atmosphère et leurs très beaux clairs-obscurs, rappelant la peinture de genre des siècles passés - un fait guère étonnant de la part d’un cinéaste qui s’est aussi formé dans cet art. Manifestement fasciné par les paysages du Yunnan, il en offre de nombreux aperçus, qui soulignent autant la majesté du décor que l’isolement des personnages.

Ce n’est pas la première fois que Wang Bing s’intéresse à la marge et aux laissés pour compte de son pays. Déjà remarqué pour ses précédents documentaires (notamment le monumental «A l’Ouest des rails), il est un cinéaste reconnu pour la rigueur et la constance de sa démarche. Mais au lieu du monde industriel, c’est à la réalité sociale des campagnes qu’il s’est intéressé cette fois. Le jury œcuménique salue particulièrement cette volonté de présenter «l’envers du décor», un univers dont on ne parle jamais, tant l’attention est focalisée sur la montée en puissance de l’économie chinoise et sur les craintes qu’elle suscite en Occident.

Ying et ses semblables

«On perçoit rarement les conséquences que ce développement peut avoir sur les familles», relève Elisabeth Pérès du jury oecuménique, «en l’occurrence ces enfants sont livrés à eux-mêmes parce que leur père est parti travailler…pour nous». Quelques objets (les pulls imprimés de slogans en anglais, la télévision moderne qui braille dans la cuisine en terre battue) nous renvoient, l’air de rien, à cette société consommatrice et globalisée, qui absorbe les forces de travail du pays.

Véritable pilier du récit, Ying reflète le sort de beaucoup de petites filles chinoises, qui grandissent vite et assument des responsabilités familiales très tôt. Elle nous émeut parce qu’elle assume ses tâche avec courage et patience, sans jamais se plaindre. On ne sait pas pourquoi sa mère à déserté le foyer, comme on ne nous apprend pas non plus dans quelle ville travaille son père. Cette histoire pourrait se passer n’importe où dans l’Empire du milieu.

L’enfant au cœur des passions… et du FIFF

Le jury œcuménique a aussi décerné une mention spéciale au film «Watchtower» de la réalisatrice turque Pelin Esmer. Un homme fuyant son passé vient en aide à une femme en détresse. Il lui permet de reprendre des forces et d’élever finalement l’enfant qu’elle n’avait pas désiré. Ce thème de l’enfant, tantôt rejeté, tantôt convoité, suscitant des pressions sociales extrêmes, était très présent dans cette édition du FIFF, ont relevé les membres du jury œcuménique.

Ils ont aussi remarqué la place faite aux femmes dans les longs métrages en compétition. Trois réalisatrices au programme cette année, c’est assez rare pour être noté. Elles ont présenté des œuvres aussi sincères que réussies, toutes dédiées à leur communauté. C’est le cas pour ce long métrage turc, mais aussi pour «Wadjda» de la saoudienne Haifa Al-Mansour. Plusieurs fois primé (Venise, Dubai), salué par la critique, il est promis à un beau succès public, tant son regard est tendre, ironique et impertinent à souhait (sortie suisse annoncée pour le 11 avril).

Enfin «Fill de the void» de l’Israélienne Rama Burshtein, consacré à une communauté juive orthodoxe de Tel-Aviv, mérite sans aucun doute l’attention. Très proche de ses personnages et de leurs émotions, la réalisatrice nous dévoile les hésitations d’une jeune fille de dix-huit ans, Shira, sur le point de se marier. Le traitement du sujet, tout en nuances, la qualité des interprètes et de la photographie, le contexte du tournage enfin, dans un milieu réputé fermé, font de ce film une vraie rareté.

Le prix œcuménique du FIFF

Le prix œcuménique du FIFF, doté d’un montant de 5000 francs, est offert par les organisations protestante «Pain pour le Prochain» et catholique «Action de Carême». Il récompense le film reflétant le mieux les valeurs humaines portées par ces entités, actives dans l’aide au développement. Ce jury était composé cette année de:
Jean-Claude Robert, Antélias au Liban (Président - Commission épiscopale des médias, au Liban), Anne-Lise Jaccaud Napi, Vevey (Pain pour le prochain), Marie-Thérèse Mäder, Zurich (Groupe de recherche «média et religion» de l’université de ZH) et Élisabeth Pérès d'Issy Les Moulineaux en France (Ciné-club de la faculté de théologie de Vaux sur Seine, Association Pro-Fil).