Retour d’orthodoxies et de manivelle: un défi pour la liberté chrétienne

Retour d’orthodoxies et de manivelle: un défi pour la liberté chrétienne

Depuis le début des années 1990 (disparition de l’hebdomadaire romand La Vie protestante), le protestantisme réformé est secoué, en Suisse romande, par une vague de crises successives qui semblent s’être accélérées. Ce n’est pas encore un tsunami, mais presque. Or c’est le propre de toute crise de générer angoisses, tensions, turbulences et retour de manivelle.*


Par Denis Müller, Théologien et éthicien, Faculté autonome de théologie protestante (Genève), Faculté de théologie et de sciences des religions (Lausanne), Pasteur de l'Eglise réformée évangélique du canton de Neuchâtel (EREN) et de l'Eglise évangélique réformée du canton de Vaud (EERV).

Inutile, cependant, de rester le nez sur le guidon et de nous laisser obnubiler par le périmètre confidentiel du village romand et de ses traditionnels esprits de clocher. « Ma paroisse, c’est le monde » (John Wesley). Le monde, pour les héritiers de la Réforme, c’est le lieu du service, de la responsabilité, de l’engagement des laïcs.

Les Eglises réformées de Genève, Vaud et Neuchâtel, comme leurs proches voisines du Jura, de Berne Jura, de Fribourg et du Valais ont compris depuis longtemps, ou commencent enfin à se rendre compte – chacune dans sa situation spécifique – que la crise des facultés protestantes de théologie est aussi la leur – et réciproquement.

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Je rentre d’un bref voyage en Birmanie, où j’ai pu observer, grâce à l’aide d’un de nos étudiants de l’Institut œcuménique de Bossey et de la Faculté autonome de théologie protestante de Genève, la vitalité de la toute petite minorité protestante de ce pays bouddhiste en espérance et en travail de démocratisation (cf. mon article « La Birmanie au tournant de son histoire », L’Express/L’Impartial/Le Journal du Jura, 1er février 2012, p. 2).

Nous avons participé au culte dominical avec 150 chrétiens birmans et j’ai présenté une conférence sur la foi chrétienne et l’éthique à une centaine de jeunes étudiants en théologie de 18 à 25 ans. « La danse des bambous », pièce traditionnelle de l’ethnie chin exécutée devant nous par une partie d’entre eux, fut notre plus belle leçon de théologie appliquée depuis longtemps !

En septembre dernier, la CEVAA a réuni, à Montpellier, des responsables des facultés de théologie francophones du monde entier (Pacifique compris) et des principales maisons d’édition protestantes (Labor et Fides, Olivétan et Clé (Afrique centrale). Le village protestant est un village global, sur l’ensemble de la planète.

Les exemples ne manquent pas de cette vitalité, qui n’est pas seulement de type évangélique ou charismatique. Grâce au Département Missionnaire, au DEFAP et à Mission 21 à Bâle, en collaboration étroite avec le Conseil œcuménique des Eglises, nous avons une vision mondiale et pas seulement cantonale ou nationale de la situation réelle du protestantisme et notamment de son aile réformée, comme membre vivant et fragile de l’oikouméné.

Les laïcs ne veulent pas la guerre des clercs,
mais le débat théologique à la loyale

Je pense à tous ces laïcs et à tous ces pasteurs, femmes et hommes, qui exercent dans la fidélité, avec courage et créativité, leur ministère respectif dans l’attente d’une Eglise plus vivante et d’une foi plus éclairante, non seulement pour eux, mais pour tous les êtres humains et au cœur des sociétés.

Nous leur devons autre chose que de petites querelles intestines. Beaucoup m’ont dit être choqués ou troublés par nos bagarres. Mais la demande de débat clair s’exprime aussi sans ambages. Les protestants ont toujours aimé la controverse, la dispute, au bon sens du terme. Elle n’est pas à confondre avec la tristement célèbre rage des théologiens.

La théologie protestante romande, dont la crise institutionnelle récente a été et demeure pour une bonne part grave et avérée, ne vit pas en vase clos. Elle participe aux débats théologiques européens et mondiaux. Je me contenterai de donner ici un seul exemple, tiré du labeur du Programme doctoral en théologie commun à nos quatre facultés de Suisse occidentale (y compris Fribourg) que j’ai la grande joie de diriger (http://theologie.cuso.ch/ ).

Le courant de la « Radical orthodoxy », dû à l’initiative de théologiens anglicans et catholiques comme John Milbank, William Cavanaugh ou Catherine Pickstock, prône le retour à une orthodoxie d’un nouveau genre : une orthodoxie qui va à la racine des choses, qui réaffirme la priorité de l’Evangile et de la tradition chrétienne (1).

Je ne me suis jamais réclamé du libéralisme théologique (ce courant de pensée « classique » du XIXe siècle et de la première partie du XXe siècle) pour régler les questions actuelles : me faire traiter d’ultralibéral sans Bible ni Loi, ce n’est pas assez de dire que cela m’a « hérissé le poil » : cela m’a d’abord blessé et choqué, puis fait doucement rigoler. Chacun peut constater en effet sans peine – de l’étudiant de première année de fac au laïc cultivé – les inexactitudes grossières et les biais interprétatifs qui affaiblissent la portée de Turbulences.

Mais enfin : je suis un esprit libéral, je veux dire : un théologien et éthicien réformé, post-barthien après avoir été bultmannien durant mes études ; je cultive l’esprit d’ouverture, j’aime le débat public, j’essaie de rester attentif au renouvellement de l’intelligence et je demeure rétif à la répétition soporifique du même. A chacun, ensuite, d’assumer ses dérapages, de reconnaître les effets délétères de la déshonnêteté intellectuelle et, le cas échéant, de faire son mea culpa et de présenter ses excuses.

La vérité nous rendra libres

Mon plus grand honneur et mon plus grand bonheur professionnel, comme enseignant et comme formateur d’adultes, a toujours été d’encourager et de valider le travail des étudiants, des doctorants ou des personnes certifiées, y compris lorsqu’ils ou elles défendent des idées ou des convictions différentes des miennes, voire diamétralement opposées à ce que je pense. Si c’est cela être ultra-libéral, alors je le suis.

Mais tout le monde sait aujourd’hui qu’il n’y a pas que les « théologies libérales » (reconnues aujourd’hui dans leur pluralité) qui aiment la liberté chrétienne et qui en détiendraient le monopole. « La vérité vous rendra libres » (Jean 8,32) : nul besoin d’interpréter ce texte à la manière conservatrice de l’encyclique romaine La splendeur de la vérité (1993), ni par un retour à l’orthodoxie calviniste d’autrefois !

Ayant écrit depuis le début de mes études de théologie (1966-1970) sur les rapports entre Evangile et Loi, féru de Barth (auquel j’ai consacré un ouvrage en 2005, à la demande de mes amis catholiques de Paris et des éditions du Cerf) et de Bonhoeffer, ayant publié en 1995 un article avec Roger Mehl sur la politique dans l’Encyclopédie du protestantisme (et j’abrège), je suis obligé de préciser que plusieurs des analyses vite faites de Pierre Glardon me semblent relever d’une certaine superficialité théologique et d’un manque regrettable de rigueur.

Nous autres Réformés, libres héritiers des Réformateurs et des traditions théologiques protestantes dans leur diversité, nous aimons la dispute théologique, à Wittemberg, à Lausanne, à Genève, urbi et orbi (2).

Nous ne saurions donc nous satisfaire de solutions paresseuses et convenues assénées comme des évidences. Il nous faut sortir du dogmatisme, du moralisme et de la guerre des Ecoles. Il nous faut penser par nous-mêmes pour aujourd'hui, et non pas répéter le passé.

Dans un recueil d’articles récents, sollicité par un éditeur allemand qui craint la mort de la langue française (3), j’exprime mon attachement durable à une théologie critique et indépendante, à l'écart des modes laïcistes et bien-pensantes du temps présent; une théologie et une éthique attachées à l'affirmation de la Loi et de sa constante « déstabilisation » par l’Evangile. Un chapitre est consacré à la laïcité dans le canton de Vaud : j’y rappelle mon refus d’un laïcisme aveugle. L’ouvrage se conclut par une méditation sur l'apport fondamental de Paul en éthique théologique contemporaine, texte résultant d’une conférence donnée au Centre Sèvres à Paris.

J’y ai aussi reproduit en annexe l’article publié dans Le Temps le 12 mars 2008 (« Pourquoi la théologie doit rester aussi à l'Université de Lausanne »), auquel je ne vois aucune raison de soustraire le moindre mot en ce début d’année 2012. Glardon, pour une fois, me cite en bien à ce sujet, mais sans voir le moindre lien entre cet article et mon engagement théologique et scientifique de longue date.

Le combat mené en 2008 par d’autres que moi aussi n'était ni de l'ultralibéralisme, comme l’insinuent nos apprentis réformateurs ni de l'aveuglement complet comme l’a écrit Pierre Gisel l’an dernier à mon sujet, dans un « opuscule » (pamphlet, comme disent les anglophones) cultivant l’art de la dispute mais donnant sa version tronquée des faits et sa vision partiale de l’opinion des autres : n’est pas sociologue et spectateur impartial qui veut ! (4)

Le combat continue : sera-ce le bon ?

De toute façon, la lutte et la réflexion continuent. Nous restons des protestants libres, critiques, pluriels. La foi chrétienne demeure un défi et une chance. Ce n’est pas en peignant le diable sur la muraille que nous ferons mieux comprendre la vérité divine et le sens de la destinée humaine.

Que le protestantisme « disparaisse » ou que le christianisme lui-même « meure », selon le titre d’un livre autrement plus inspiré de l’historien catholique Jean Delumeau (5), non seulement je n’en sais rien, mais je n’y « crois » pas (6): les sociologues en savent plus sur l’état statistique des choses que sur les surprises imprévisibles du futur ; normal : ils se gardent bien de jouer les prophètes.

Mais dans les Eglises et en théologie, la vraie question n’est pas là.

Dans la « vraie vie » non plus, d’ailleurs. Ce qui est en jeu, au cœur de notre existence et de notre monde, c’est Dieu, la vie, la mort. L’Amour qui, seul, demeure (1 Co 13,13, « mon » verset de catéchumène).

Ce qui nous manque, en effet, c’est une spiritualité vive, courageuse, qui ne craint ni le débat, ni le pluralisme ni le changement social, mais s’appuie sur le renouvellement de l’intelligence (Rm 12,1-2) et donc appelle et soutient une théologie exigeante et rigoureuse ; le travail intellectuel sans implication existentielle et spirituelle est creux ; mais la spiritualité ne doit jamais devenir l’alibi de la paresse intellectuelle et du manque de déontologie.

La joie de l’Evangile, l’amour offert, le pardon proposé et partagé, la possibilité même de la transcendance au plus profond de notre finitude : voilà l’essentiel.

ora et labora (prie et travaille).
labor et fides !
Le travail, encore,
et la foi, qui seule justifie

A lire et à entendre

*Voir D. Müller, « La tentation autoritaire du christianisme », Le Matin, jeudi 2 février 2012, p. 8. http://lesinvitesdelasemaine.bleublog.lematin.ch/denis-muller)

(1) Voir l’ouvrage collectif chez Labor et Fides : Où est la vérité ? La théologie aux défis de la Radical orthodoxy et de la déconstruction, Lieux théologiques, 2012. Hans-Christoph Askani, Dimitri Andronicos et moi-même avons porté ce projet avec Carlos Mendoza (Mexico et Fribourg). Ghislain Waterlot, François Dermange, Shafique Keshavjee, Pierre Gisel, Anthony Feneuil et Xavier Gravend Tirole – pour ne citer que les enseignants et chercheurs de nos facultés – s’y expriment également. On y lira aussi les textes de John Milbank et William Schweiker (théologien protestant américain de Chicago) ainsi que de Marc Boss (Montpellier).

(2) L’Ecole doctorale en théologie organise vendredi 9 mars (9h30-16h30) à l’Université de Genève un colloque intitulé L’art de la dispute. « D’un ton guerrier en philosophie » et de la rabies theologica. Avec Pierre Bouretz (Paris), Stefan Imhoof (Collège Rousseau, Genève), Denis Müller ; 3 jeunes chercheurs théologiens (Véronique Gay-Crosier Lemaire (Fribourg), Xavier Gravend-Tirole (Lausanne et Montréal), Dimitri Andronicos (Genève) introduiront la table ronde finale : « L’art de la dispute et la recherche du vrai et du juste ». Renseignements et inscriptions : irse@unige.ch

(3) La théologie et l'éthique dans l'espace public, Berlin-Zurich, Lit Verlag, 2012, 174 p. On peut le commander au prix de 25 CHF (port-compris) à l'adresse denis.muller@unige.ch

(4) Pierre Gisel, Traiter du religieux à l’Université. Une dispute socialement révélatrice, Lausanne, Antipodes, 2011

(5) Paris, Hachette, 1977

(6) Sur l’Eglise en perspective protestante, cf. D. Müller, « Précarité institutionnelle de l’Eglise et radicalité du Royaume », Recherches de science religieuse 99/3, juillet-septembre 2011, p. 395-413 (traduction italienne : « Precarietà della Chiesa, radicalità del Regno », Il Regno, Attualità 18, 2011, p. 636-643); Henry Mottu, Recommencer l’Eglise. Ecclésiologie réformée et philosophie politique, Labor et Fides, 2011LIENS:

- Denis Müller à l'UNIGE

- Son blog sur le site du journal français Réforme

- Son blog personnel